Raspoutine a laissé dans l’imaginaire collectif l’image d’une figure historique forte, qui a fait l’objet d’exégèses romancées à l’infini. Illuminé, au physique bien reconnaissable (cheveux longs, grande barbe et regard pénétrant d’hypnotiseur), vivant dans une époque troublée, intervenant dans les hautes sphères de la politique, il est vite devenu l’archétype du personnage mystérieux et impénétrable, entre violence et démesure, susceptible d’être récupéré et décliné par tous les types de médias. Et pourtant, Raspoutine ne semble pas avoir eu la fortune posthume que sa stature semblait devoir lui conférer. On ne relève que quelques films (dont un avec Harry Baur), un dessin animé, quelques bandes dessinées et jeux vidéo, et semble-t-il, seulement deux opéras : Rasputin du Finlandais Einojuhani Rautavaara (2001-2003), et, plus ancien, le présent Rasputin de Jay Reise, composé en 1988 sur une commande dédiée à Beverly Sills du New York City Opera, où il a été créé.
Le compositeur Jay Reise, présent ce soir, est très attaché au domaine du théâtre lyrique, et travaille en ce moment à une adaptation de The Ghost Sonata (Spöksonaten – La Sonate des spectres, de Strindberg, 1907), qui doit être achevée en 2012. Pour l’heure, il est ravi que, pour la création en France de son Rasputin, ce soit la version russe et le théâtre Hélikon qui aient été choisis. Il me confiait à l’entracte aimer beaucoup cette production, car à la fois très russe et très animée, regrettant un peu que la version de la création américaine ait été au contraire un peu trop compassée et statique.
Il faut dire que la production scénique de la compagnie moscovite bien connue pour ses relectures souvent un peu déjantées des grands classiques lyriques, due à l’excellente équipe mêlant les talents d’Igor Nezhny, Tatiana Tulubieva et Damir Ismagilov, est particulièrement séduisante. Le plateau, fermé de murs inclinés un peu comme dans les productions de Sergei Eisenstein, qui se colorent différemment au fil de l’action et se peuplent d’ombres animées souvent inquiétantes, est encadré de deux petits escaliers. Tout le centre est occupé par un de ces plateaux alvéolés en carton préformé où les crémiers rangent les œufs vendus au détail. Ici, agrandi à la taille d’une scène de théâtre et incliné sur une tournette, ce plateau reçoit, pendant la plus grande partie de la représentation, d’énormes œufs façon Fabergé à la richesse et aux couleurs flamboyantes, mais dont les envers, cassés et noirs, soulignent l’insondable vanité. Sous le plateau, un espace permet de situer les scènes de l’underworld, et notamment la mort de Raspoutine, ou du moins son long assassinat et son interminable agonie. L’excellente mise en scène de Dmitri Bertman marque certainement l’œuvre d’une empreinte forte, et tous les chanteurs endossent sous sa houlette leurs rôles d’une manière à la fois crédible et très puissante.
Mais ce qui se déroule sur scène est certainement très supérieur à l’histoire racontée. Celle-ci, mêlant faits historique et fantasmes, est en effet simplette, voire simpliste : il semble très dommage que le compositeur n’ait pas fait appel à un librettiste de talent qui aurait pu mieux équilibrer le scénario. Cela aurait permis d’éviter une succession de scènes juxtaposées qui ne facilitent pas vraiment la progression dramatique – pourtant indéniable historiquement parlant – qui culmine en une fin (Lénine sortant d’un œuf pour un discours pontifiant) gommant finalement à la fois le personnage de Raspoutine et sa mort. Car celui-ci, au demeurant inquiétant et peu sympathique, ne parvient pas à devenir un véritable personnage d’opéra au sens scénique, dramatique et théâtral du terme, d’autant que le prince Youssoupov apparaît finalement comme beaucoup plus central. Quant aux protagonistes qui entourent Raspoutine, et qu’il subjugue ou annihile, ce ne sont en fait que de simples pantins s’agitant selon son bon vouloir. Il faut dire que les intentions qui les animent (pour ou contre le tsar, pour ou contre le pouvoir), nous paraissent bien vaines aujourd’hui… De même, les deux prétendues orgies qui se déroulent sous nos yeux n’éveillent par une once d’intérêt…
En revanche, musicalement parlant, la partition est souvent belle, flamboyante même. Les parti-pris du compositeur font se succéder – entre autres – une citation déstructurée du Lac des Cygnes (dansée de manière également déstructurée par un cygne noir faisant face à un cygne blanc), l’hymne impérial russe, une évocation saisissante et jazzy des boîtes transformistes du Berlin des années folles, et une berceuse écrite en 5/4 et traversée du violent « snap pizz » inventé par Bartok. Éclatement musical et chronologique donc, que le compositeur m’a confirmé revendiquer totalement, dans lequel sa propre musique semble servir de lien entre Picasso, Stravinsky et Schönberg, entre la musique tonale de la cour impériale russe et la musique atonale témoin du chaos de ce XXe siècle commençant. Il faut dire que l’œuvre est magistralement défendue par le jeune chef Constantin Chudovsky (28 ans) qui, sans même l’aide de la partition, transfigure l’orchestre de l’opéra de Massy – parfois bien terne en d’autres occasions – en une formation de niveau national. En même temps très attentif aux chanteurs, il donne bien tous les départs, et crée un excellent équilibre entre la scène et la fosse.
Les solistes de l’opéra Hélikon sont tous excellents, à commencer par Nikolay Galin, créateur du rôle de Raspoutine à Moscou en 2008, qui met sa voix de basse ample et sonore au service de ce personnage auquel il réussit à s’identifier parfaitement. Face à lui, le trouble Youssoupov, pour lequel Raspoutine semble avoir quelque inclination, est tout aussi magistralement interprété par le ténor Vasily Efimov, qui passe tant vocalement que scéniquement, avec une facilité déconcertante, du cabaret où il apparaît travesti, au sous-sol où il va assassiner Raspoutine. Une mention particulière également pour la belle voix de soprano et la prestance de Natalia Zagorinskaya (Tsarine Alexandra Fedorovna). Tous les autres chanteurs sont véritablement excellents, tant en ce qui concerne leur prestation vocale que scénique.
Donc en conclusion un fort beau spectacle, qui mériterait certainement de connaître une beaucoup plus large diffusion internationale.