Avec la version concertante de Samson et Dalila l’opéra de Marseille a choisi heureusement d’éviter les dangers possibles de l’imagerie pseudo biblique ou des transpositions modernes que l’histoire récente du Proche Orient suffirait à susciter à défaut de les justifier. Ce souci esquivé, restait à réunir une distribution à la hauteur des enjeux. On peut dire que c’est chose faite, même si quelques restrictions limitent notre enthousiasme.
C’est en effet un plateau de très haute tenue qui s’aligne ; le messager de Wilfried Tissot et les Philistins Guy Gabelle et Jean-Jacques Doumène sont clairement intelligibles et rendent justice à ces seconds rôles. Wojteck Smilek assume sans faillir les graves abyssaux du rôle du vieillard, mais on entend parfois que le français n’est pas sa première langue. Si on le remarque autant c’est que, tout comme l’Abimélech de luxe de Nicolas Testé allie le mordant et l’autorité à une diction exemplaire, le vétéran Philippe Rouillon, en Grand prêtre de Dagon, impressionne par la fermeté de l’émission, la clarté de la projection et la netteté de l’élocution.
Naguère Siegfried sur cette même scène, Torsten Kerl avait séduit par sa voix et la musicalité dont il en usait. Aussi attendait-on beaucoup de son Samson. A-t-il été fatigué par un calendrier de répétitions serré au cours desquelles il a chanté sans se ménager ? S’il a soutenu crânement les écueils de l’étendue vocale du rôle, il nous a par moments semblé manquer de facilité et bon nombre de sons nasalisés semblaient trahir des problèmes respiratoires. Renseignements pris, l’atmosphère surchauffée de la scène lui aurait desséché la gorge. La prestation n’est certes pas indigne, mais en deçà des espoirs, alors que son français, sans être irréprochable reste largement très satisfaisant.
C’est souvent le cas aussi pour Olga Borodina (même si son origine slave transparaît dans quelques voyelles ou consonnes mal ou trop accentuées) mais quand elle répète impavide « poisson » au lieu de « poison » on se pose des questions. On s’en est aussi posé à son entrée – la voix claironne un peu trop pour une ambassadrice désireuse de séduire par sa féminité – et on s’en pose, çà et là, quand l’interprète semble passer à côté d’intentions pourtant évidentes dans le texte et illustrées par la musique. Seulement, si ces raffinements font défaut, comme dans la reprise « Chassant ma tristesse » qui conclut le premier acte, trop pleine d’énergie, pas assez caressante, ou à l’attaque de « Samson, recherchant ma présence », trop virulente, il faut s’y résigner : Olga Borodina n’a pas l’intention de changer quoi que ce soit à sa façon de chanter le rôle qui l’a rendue célèbre et qu’elle estime maîtriser parfaitement après deux décennies. Reste alors à s’abandonner à l’emprise d’une voix large et épanouie, dont les changements de registre vers le grave visant plus l’effet que la musique restent rares, et dont la séduction joue à plein dans la grande scène du deuxième acte, avec un « Mon cœur s’ouvre à ta voix » qui fait des auditeurs autant de Samson subjugués. Contrôle constant de l’émission, absence de vibrato, aigu percutant, moelleux du timbre, en dépit des réserves mentionnées cette Dalila est en effet ensorcelante.
Pourtant, plus que la cantatrice, la véritable vedette est à nos yeux Emmanuel Villaume. De l’opéra de Saint-Saëns, qu’il a dirigé plusieurs fois, entre autres avec Olga Borodina, il semble tout maîtriser. Le voir diriger est une expérience globale : tout immergé dans la musique qu’il soit, il est vibrionnant, donnant cinq indications à la seconde d’un geste impérieux, précis et fulgurant, tout en chantant avec les chœurs – remarquables dans les interventions a cappella de l’acte I ou dans le dosage des contrastes sonores – ou en soulevant de tout le corps les vagues mélodiques, avant de se figer fugacement, ordonnateur, imprécateur, sacrificateur, dans un élan de lui-même où il est la musique incarnée pour ceux qu’il dirige. Une fois encore, il galvanise les musiciens de l’orchestre de l’opéra de Marseille. Certes, le charisme a ses limites et il arrive que ce qu’on entend ne corresponde pas vraiment à ce que le chef demande ; mais à des nuances près c’est une fête que de découvrir la partition de Saint-Saëns dans son orientalisme de convention, si parlant dans la cité phocéenne. Cette direction qui ne néglige rien fait naître sans trêve des plaisirs sonores nouveaux, de l’atmosphère initiale si ambiguë aux intermèdes dansés, musicalement si pleins de séduction, de la bacchanale, magistralement conduite, jusqu’au dénouement fatal. Pas un instant on ne regrette l’absence de mise en scène : rien ne détourne de l’habileté foisonnante de la partition, et dans les grandes scènes entre Samson et Dalila, ou Dalila et le Grand Prêtre, la tension maintenue par Emmanuel Villaume a une charge d’énergie qui est du pur théâtre. Heureux ceux qui, lors des trois concerts restants, pourront prendre part à ce festin !