À gauche, un large escalier débouche sur un vaste palier, où s’élève une haute colonne, avant de s’enfoncer sur la droite vers une cour invisible. Avec ce dispositif scénique sinusoïdal situé dans les entrailles d’un palais intemporel, « l’irrésistible jaillissement musico-psychologique »1 de Strauss trouve un cadre grandiose pour une Elektra suffocante.
Les parois de pierre grise sont souillées de traces de sang subliminales. Vêtus d’élégants costumes blancs, dans le style des années 1940, les personnages du drame évoluent sur de longues trajectoires. Autant que leurs attitudes, leur démarche titubante, à pas précipités ou glissés, exprime le trouble mental dans lequel ils sont plongés. Autour des protagonistes, bourdonnent les noires silhouettes des servantes qui se déplacent en essaim de mouches venimeuses avec une précision de corps de ballet. L’ombre portée de la hache menaçante, le couteau qu’Oreste dissimule, le petit sac à chaînette brinqueballant au bras de Chrysotémis affolée, le clignotement des torches fureteuses, les éclairages savamment étudiés, confèrent une esthétique contemporaine au drame inspiré de Sophocle. Crée il y a dix ans pour l’Opéra d’Amsterdam, cette production de Willy Decker, qui contrairement aux didascalies du librettiste prend le parti de montrer les meurtres, nous propose une Elektra d’une indéniable puissance dramatique.
L’œuvre se déverse avec férocité dans un corps à corps exacerbé entre des personnages déchirés et un orchestre inquiétant, insidieux, généralement survolté en dehors de rares moments d’apaisement. Bête blessée, traquée, fille justicière, sœur dominatrice, c’est jusqu’au bout qu’Electre accomplit — ici sous nos yeux — la mission tragique dont elle s’est investie. À la fin de l’opéra, c’est par sa seule volonté que pour avoir assassiné Agamemnon, les cadavres de Clytemnestre et d’Eghiste gisent au pied de l’escalier.
Sa vengeance consommée, enjoignant sans la convaincre la douce et sage Chrysotémis à danser de joie, Electre entraîne son frère dans une sorte de bourrée caricaturale rythmée par l’orchestre. Puis, elle s’empare de la couronne royale de Clytemnestre pour la poser sur la tête d’Oreste avant de s’empaler sur le couteau que celui-ci tient à la main et de s’écrouler aux côtés de la morte. Chrysotemis crie « Oreste ! Oreste ! » ; le nouveau roi monte solennellement le grand escalier sur le motif musical liminaire.
Donnée pour la première fois dans la belle salle du Théâtre Wielki2 de Varsovie le 24 mars 2010, cette Elektra a fortement impressionné (si l’on en croit les excellentes critiques polonaises).
Conduits sur un tempo plutôt lent par Tadeusz Kozłowski, leur Directeur musical en titre, l’Orchestre et le Chœur de l’Opéra National Polonais montrent leur capacité à relever le défi que représente l’exécution de cette œuvre dissonante, d’une incroyable audace pour son époque — qu’ils n’avaient jamais abordée auparavant. La huitième et dernière représentation de la série, objet de ce compte-rendu, était paraît-il la mieux maîtrisée musicalement.
Dans le rôle monstrueux et psychologiquement complexe de Clytemnestre, Ewa Podleś fait une nouvelle création dramatique d’une rare intensité. L’étendue de sa voix, la richesse de son timbre unique de contralto apportent le contraste (bien souvent insuffisant) avec la voix d’Electre. Son « Ich habe keine gute Nachte » est proprement terrifiant et sa dernière apparition, avant de se faire poignarder sauvagement, restera pour les spectateurs un mémorable moment de théâtre.
L’interprétation de la soprano Caroline Whisnant, connue pour ses rôles wagnériens et pour son Ariane à Naxos de Strauss, privilégie le côté blessé d’Electre davantage que sa hargne. Son chant n’en est que plus émouvant dans les scènes avec Oreste, mais manque quelque peu de puissance face à une Clytemnestre aussi gigantesque. D’autant plus que le contact direct entre la mère et la fille n’est guère favorisé par une mise en scène qui les tient la plupart du temps éloignées.
Le baryton Mark Schnaible est un excellent Oreste. Avec sa voix agréable, son émission retenue et sa diction claire, il compose un personnage sensible et attachant. L’instant si chargé d’émotion sous-jacente où il reconnaît sa sœur pèse de tout son poids dramatique.
La soprano polonaise Therese Waldner, dont le répertoire lyrique s’étend de Mozart à Britten en passant par Verdi et Tchaïkovski, séduit par un chant harmonieux, malheureusement souvent couvert par l’orchestre. La chanteuse comme le personnage de Chrysotémis restent en retrait du drame. C’est dommage car le contrepoint d’humanité et de désir de vivre qu’il incarne est quasiment absent.
Parmi les interprètes des seconds rôles, tous bien tenus, on remarque les voix de deux servantes : Anieszka Rehlis et Katarzyna Trylnik.
En conclusion, une Elektra implacable, esthétique, mais assez déshumanisée.
Brigitte CORMIER
1 Jacques Bourgeois, L’Opéra des origines à demain, Julliard 1983, p 311
2 La Seconde Guerre mondiale n’ayant épargné que l’imposante façade néoclassique, la salle fut reconsrtuite durant les années 1960.