Dès qu’ils se sont approchés d’assez près pour voir les incroyables prouesses d’un tel fou et sa force terrible, ils font volte-face pour fuir; mais ils ne savent plus par où, comme il advient dans une peur soudaine. Le fou se précipite sur leurs pas. Il en saisit un et lui arrache la tête avec la même facilité qu’on cueille une pomme sur l’arbre ou une fleur épanouie sur le buisson.
L’Arioste, Orlando furioso
Cette main que l’homme garde libre pour saisir l’épée, la femme doit s’en servir pour empêcher la soie de glisser de ses épaules. L’homme regarde le monde bien en face, comme s’il était fait pour son usage, façonné pour son bon plaisir. La femme lui glisse un coup d’oeil oblique, subtil et même soupçonneux.
Virginia Woolf, Orlando
Son travail sur Agrippina ou Giulio Cesare témoignait déjà d’une intelligence aiguë de la dramaturgie haendélienne et a réconcilié le public contemporain avec l’opera seria. Avec cette nouvelle production d’Orlando, David McVicar apparaît plus que jamais comme l’homme providentiel dont ce théâtre avait furieusement besoin. Mais encore, pouvez-vous développer ? Le moins possible, cher lecteur, car les représentations lilloises viennent à peine de commencer et le spectacle sera ensuite monté à Paris et à Dijon. Nous ne voudrions pas gâcher les surprises que l’Ecossais et sa fine équipe vous ont préparées!
McVicar situe l’action au siècle des Lumières, du libertinage et du roman noir. La scène d’ouverture dévoile un cabinet de curiosité où Zoroastre, penché sur une table de dissection, retire le coeur saignant d’un cadavre. Le philosophe et devin du livret fait place à un démiurge à la Frankenstein, fasciné par la vie sous toutes ses formes et qui conçoit d’étranges automates. En éludant la dimension magique de l’opéra, le metteur en scène nous épargne un merveilleux de pacotille et peut se concentrer avec bonheur sur le véritable ressort de l’intrigue: l’ambivalence de l’amour, capable d’inspirer l’abnégation comme de causer les pires ravages. Rien n’est laissé au hasard, tout est rigoureusement pensé et sert la lisibilité du drame. L’intervention de la danse, par exemple, que Haendel n’avait pas prévue, n’est jamais gratuite ni décorative, elle fait sens, image, explicite, prolonge, interroge. McVicar a la réputation d’être exigeant et de savoir exactement ce qu’il veut – le meilleur nous répondrait-il sûrement –, force est de reconnaître qu’il sait en tout cas bien s’entourer. Certains chorégraphes qui ont sévi sur la scène de l’opéra de Lille seraient bien avisés de prendre exemple sur Andrew George avant de récidiver. David McVicar pratique volontiers l’humour, rehausse parfois son propos d’une touche de fantaisie, d’ironie aussi, mais il ne verse jamais dans les gadgets, la provoc’ à deux balles et ces tics narcissiques qui encombrent tant de plateaux. « On ne reconnaît pas au premier coup d’œil une mise en scène de David McVicar », relevait Christian Merlin dans le Diapason de septembre. Manquerait-il de personnalité ? Il a plutôt l’humilité des grands et cherche à comprendre les histoires inventées par d’autres pour mieux les représenter, sans projeter ses fantasmes ou ses obsessions.
Angelica emprunte les robes sublimes, la coiffure et jusqu’au port de tête de Glenn Close (Madame de Merteuil) dans Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, tandis que Medoro arbore le catogan noir de Keanu Reeves (Danceny). Néanmoins la ressemblance s’arrête là, ces amants futiles ne tirent aucune ficelle et ne provoquent personne en duel. Les vrais protagonistes de l’opéra ont pour noms Orlando… et Dorinda. Ou quand la soubrette n’est pas celle qu’on croit ! Loin des nigaudes aux pépiements délicieux, Lucy Crowe campe un petit bout de femme énergique et lucide, courageuse et nettement plus touchante que sa rivale. La chanteuse britannique se donne sans compter et prend des risques, soulevant l’enthousiasme du public. Alors que la bergère Dorinda, qui n’a pourtant rien de comique, fut probablement créée par la soprano buffa Celeste Girimondi, Haendel destinait le rôle d’Angelica, “la fille altière du grand khan de Cathay”, à Anna Strada del Pò, future Alcina et Ginevra, des emplois qui en disent long sur l’envergure de cette cantatrice parmi les favorites du compositeur. Prima donna à la création londonienne de 1733, Angelica perd aujourd’hui son rang à Lille. Dotée d’un joli soprano, lumineux et velouté, Henriette Bonde-Hansen semble de prime abord un bon choix pour camper cette princesse “à l’air noble, au visage ravissant, aux manières à la fois hautaines et pleines de courtoisie” (L’Arioste), mais elle n’a malheureusement pas intégré l’idiome haendélien. Son chant paraît emprunté et ses ressources expressives montrent vite leurs limites. De belles intentions éparses (le trio de l’acte I, “Verdi piante” au II) ne nourrissent pas un personnage.
Au rayon des déceptions pour ne pas dire des énigmes, nous n’allons pas nous appesantir sur la prestation de Nathan Berg, éloquent dans les récitatifs, méconnaissable dans les airs grandioses écrits sur mesure pour la plus grande basse de l’époque dont un des premiers spectateurs d’Orlando, l’Ecossais John Clerk of Penicuik, laissa ce témoignage admiratif : « One Signior Montagnania sung the bass with a noise like a canon ». En revanche, Stephen Wallace (Medoro) surprend agréablement: la voix, dont le timbre rappelle celui de David Daniels, en plus corsé, passe fort bien la rampe et si « Verdi allori » distille un charme peut-être un peu trop discret, l’acteur convainc en amant fougueux, prompt à dégainer dans les alcôves, mais pas sur le champ de bataille. A dire vrai, quand l’ennemi a l’allure inquiétante d’Orlando, même le plus téméraire des chevaliers prendrait ses jambes à son cou!
Championne de la vocalise dans la catégorie poids moyens, Sonia Prina impressionne moins par la puissance de son chant que par l’aisance stupéfiante avec laquelle elle se glisse dans la peau du fier paladin. Sa composition est à la hauteur du mythe: Orlando se jette sur les femmes ou dans la bataille avec la même énergie, prodigieuse, dévorante, inépuisable. La délicatesse avec laquelle il s’abandonne au sommeil n’en sera que plus saisissante (« Già l’ebro mio ciglio »). Sonia Prina incarne à ce point le mâle brut de décoffrage qu’on en vient à oublier le travestissement, une illusion piquante que le métal si ambigu du contralto parachève mais ne suffirait pas à créer. Climax attendu et redouté, la scène de la folie est, sur le plan visuel, une pure splendeur doublée d’un grand, d’un très grand moment d’opéra – nous allions écrire « théâtre » -, mais la performance est tout autant musicale que dramatique.
Emmanuelle Haïm, qui tenait déjà le clavecin dans l’Orlando dirigé par William Christie au milieu des années 90, n’a plus rien à prouver dans ce répertoire. Organique, équilibrée, judicieuse dans le choix des tempi et attentive aux moindres variations dynamiques requises par le compositeur, sa direction soigne les articulations et les phrasés, innerve et relance le discours quand il le faut, respire avec les chanteurs et flatte les sonorités épanouies du Concert d’Astrée. Le tandem Haïm/McVicar fonctionne une fois de plus à merveille !
Autres représentations: 14, 17, 20 et 23 octobre; 3, 5, 7 et 9 novembre (Théâtre des Champs-Elysées); 20, 23 et 25 novembre (Opéra de Dijon).