Véritable phénomène de société, Les Misérables ont désormais derrière eux 25 ans de triomphe dans le monde entier. Et ce n’est sans doute pas fini ! Une gageure pour ce musical qui n’a jamais trouvé un vrai public en France et qui doit au flair du producteur Cameron Mackintosh son destin proprement exceptionnel, en particulier dans les pays anglo-saxons. Comme pour son 10e anniversaire, les producteurs ont choisi de redonner l’ouvrage en concert. Dans le même temps la production originale (qu’on a pu voir en France au Théâtre Mogador en 91 – 92) se donne au Queen’s Theatre et la production créée pour la tournée anniversaire (que l’on a pu voir au Châtelet en juillet dernier) se donne au Barbican Center (où la production originale avait été d’ailleurs créée : vous me suivez ?). Ce sont donc 3 productions différentes des Misérables qui étaient simultanément proposées au public londonien ! Pour un tel événement, on pouvait légitimement s’attendre à ce que soit réunie pour le concert la meilleure distribution possible. On est hélas bien loin du compte. Alfie Boe dispose de moyens assez exceptionnels en termes d’ambitus, avec des aigus digne d’un ténor d’opéra (à la sonorisation près). Mais le souffle est court et, en conséquence, le legato totalement absent, en particulier lors de la première partie où le rôle est débité de manière précipité avec des phrases musicales systématiquement raccourcies : Boe commence systématiquement après l’orchestre mais s’arrête avant. Scéniquement, l’expression du visage se limite à des yeux en boules de loto avec ce même regard apeuré que pouvait avoir Pavarotti dans ses méga-concerts (et avec la même barbe !). Quel contraste avec le magnifique John Owen-Jones que nous avons eu la chance d’entendre au Châtelet l’été dernier et qui n’avait pas usurpé sa réputation de « meilleur des Jean Valjean ». C’est d’ailleurs lui qui chante au Barbican. En Javert, Norm Lewis offre un chant haché, avec une voix gutturale et semble se battre avec les difficultés de la partition. On retrouve avec émotion Lea Salonga, autrefois créatrice du rôle-titre de Miss Saigon : mais force est de reconnaitre que, malgré ses qualités, la chanteuse pâtit de la comparaison avec Susan Boyle qui a relancé la popularité de l’air de Fantine voire même du musical. Ancien interprète de Gavroche, Nick Jonas est surtout là pour attirer les adolescents fans des Jonas Brothers. Scéniquement quelconque, il ne réussit à aucun moment de donner une dimension à son personnage. Vocalement, ce jeune chanteur de 18 ans est certes prometteur, mais il souffre de la comparaison avec des interprètes plus aguerris et aux timbres plus caractéristiques. La sonorisation lui joue également des tours : les micros ayant été réglés de manière uniforme pour tous les chanteurs, la petite voix de Jonas disparait dans les ensembles. La Cosette de Katie Hall est un peu trop discrète mais bien chantante. Samantha Barks peine à crever l’écran dans un rôle pourtant ultra-payant. Les choses s’arrangent avec l’exceptionnel Enjolras de Ramin Karimloo, jeune chanteur d’origine iranienne, au physique ravageur, qui partage l’affiche de Love never dies dont il a créée le rôle principal (voir notre critique de cette suite du Phantom of the Opera). Robert Madge serait le Gavroche idéal … si on ne lui avait pas coupé la quasi-totalité de son rôle. Surtout connu pour ses compositions télévisuelles hilarantes dans Little Britain, Matt Lucas fait ses débuts dans le musical et s’impose déjà comme un des meilleurs Thénardier qui soit et, dans l’absolu un showman remarquable tant au niveau du chant que de la composition dramatique. Son épouse à la scène est l’excellente Jenny Galloway, évitant intelligemment les grosses ficelles de la caricature. Tout ça est quand même un peu maigre, surtout à des prix assez astronomiques. Qu’importe alors les chœurs imposants, l’orchestre symphonique et tout le tintouin : 500 interprètes ne remplacent pas des rôles principaux sous-dimensionnés par rapport à l’événement annoncé. Pourquoi ne pas avoir choisi Owen-Jones, même si celui-ci a déjà enregistré une version en CD ? Après tout, Wilkinson, le Valjean de la création anglaise, a lui-même enregistré plusieurs versions audio et la vidéo du concert du 10e anniversaire.
Le dispositif scénique tire intelligemment partie de l’espace de l’O2 Arena, une sorte de Palais Omnisport de Paris Bercy local, en plus haut et en moins profond : les chanteurs sont sur le devant de la scène avec derrière eux des éléments de décors évoquant les barricades. L’orchestre est en surplomb, les chœurs habillés de blanc (mais que les éclairages rendent à l’occasion bleu-blanc-rouge) encore plus hauts ; trois écrans géants surplombent le tout, proposant soit des gros plans des chanteurs, soit les dessins inspirés de Victor Hugo vus au Châtelet. Enfin, en théorie. Parce que c’est là que ça ne marche plus : après quelques tentatives avortées, les écrans vont rester noirs ou presque pendant une quarantaine de minutes avant de redonner des images fixes ; quand les chanteurs réussissent à être projetés sans disjonctions intempestives, le cadrage est tellement raté que ça en est risible. Visiblement personne ne s’est avisé que ces écrans n’étaient pas au format 16/9ème mais allongés à la verticale : ainsi, quand deux chanteurs sont filmés de côté, on voit le cou de l’un et le nez de l’autre ; à un autre moment, Javert, qui ne chante pas, est affiché sur l’écran central alors qu’il n’est pas éclairé par un projecteur (qui plus est, Norm Lewis a la peau aussi foncée que ses vêtements), tandis que les deux interprètes du duos sont sur les écrans de part et d’autre ! Un amateurisme assez inexcusable pour un spectacle donné devant 20.000 spectateurs, et qui nourrit la rumeur selon laquelle la production aurait transformée la répétition générale de l’après-midi en matinée payante.
Finalement, ce seront les bis qui offriront le plus de satisfaction, grâce au renfort des deux distributions du Queen’s Theatre et du Barbican, et des interprètes de la création. Le premier est une reprise du « Bring him home » de Jean Valjean, dans laquelle son créateur Colm Wilkinson remet les pendules à l’heure, épaulé par l’excellent John Owen-Jones, puis le plus fade Simon Bowman et enfin Alfie Boe, pour une belle version en quatuor. Le second bis est une reprise de « One day more » où les vétérans se taillent la part du lion, en particulier le Marius de Michael Ball, incroyable de fraicheur vocale. Pendant à peine dix minutes, l’art aura pris le pas sur le commerce… Après trois discours sans grand intérêt, Mackintosh rappelle l’importance des jeunes dans la pérennité des Miz : c’est ainsi qu’une version réduite a été adaptée pour permettre aux écoles de monter l’ouvrage. Le concert finit élégamment par trois groupes d’enfants et d’adolescents descendant les travées pour chanter un dernier « Do you hear the People sing » fort justement repris en chœur par la salle.
Au global, un non-événement d’où était absente l’émotion qui suinte habituellement à chaque seconde de l’ouvrage.