C’était sans aucun doute l’événement musical de la rentrée à Liège. Si le festival des Nuits de Septembre s’intéresse depuis longtemps à la Renaissance et au Baroque, Jordi Savall ne s’était encore jamais produit dans la Cité Ardente. Un véritable succès de foule vient de saluer cette première qui méritait amplement de prendre place dans la salle de l’Orchestre Philharmonique de Liège (OPL), coproducteur du concert. Cette affluence couronne ainsi la politique de l’institution qui collabore depuis quelques années avec le Festival de Wallonie et a même lancé son propre cycle de musique ancienne. Après ce trop long préambule, il faut bien entrer dans le vif du sujet, mais la main hésite, à peine choisis, les mots semblent vains, dérisoires : le sentiment de plénitude, d’exaltation où nous ont plongé Jordi Savall et ses complices est à peine dicible.
Musiciens flamands en Espagne et espagnols en Flandre au temps de Charles Quint et de Philippe II (1500-1598), le fil conducteur du programme, plutôt ténu et superficiel, relèverait presque de l’anecdote tant l’intérêt réside d’abord dans la performance des interprètes: la musique semble naître dans l’instant, fluide, fraîche et vivace, à la fois ancienne et sans âge, codifiée mais universelle. Prière, danse, satire, romance, dépouillement et virtuosité échevelée, mélancolie et jubilation, ciel et terre se mêlent et s’enchaînent sans heurt pour former un maelström de couleurs, de rythmes et d’émotions. Et de ces ruptures incessantes, de cette incroyable diversité de climats (y compris au sein de la même oeuvre), les musiciens, au premier range desquels figurent Jordi Savall, Rolf Lislevand, Philippe Pierlot, Daniele Carnovich, piliers d’Hespérion XX(I) et de la Capella Reial de Catalunya, font leur miel et le nôtre.
Que de candeur, d’admiration béate ? Nous ne sommes pas dupes, cette douce ivresse qui saisit les artistes et visiblement les transfigure ne tient pas du miracle : il leur a fallu des années de travail et de recherches pour s’approprier, mais aussi réinventer une langue et des styles dont nous ne possédons plus la grammaire ni les subtilités. Et ce geste créateur, où l’improvisation joue un rôle essentiel, ne laisse pas de fasciner. Il semble couler de source, avec un naturel sidérant, conservant une légèreté et une richesse de nuances inouïe jusque dans les pages les plus truculentes. Aucun trait, pas une inflexion, pas un accent ne paraît gratuit, narcissique, outré, racoleur.
Devant une telle leçon de musique, la critique ne peut que rendre les armes et retrouver une humilité dont elle ne devrait jamais se départir. Exprimer des réserves, par exemple, sur l’équilibre des voix, l’émission ou la projection de tel ou chanteur semble totalement incongru, futile et pire encore : mesquin, faute impardonnable en regard de la générosité des artistes. Le public est conquis et en redemande: trois rappels et autant de nouvelles pièces, introduites et commentées par Jordi Savall, là où d’autres se contentent souvent de reprises. Le gambiste catalan communie avec l’auditoire comme avec ses musiciens, en toute simplicité et en passeur de génie. Merci Monsieur, revenez-nous vite !