L’on pouvait craindre que le charme de La Cenerentola, délicat dramma giocoso rossinien, s’évente dans le grand hangar de l’Adriatic Arena. La salle paraît en effet disproportionnée, surtout depuis son agrandissement en 2009 (les deux scènes qui coupaient l’amphithéâtre en deux hémicycles de taille égale les années précédentes ayant laissé place à un seul vaste volume). De fait, les voix se perdent un peu dans les ensembles, d’autant que la direction d’Yves Abel, expressive et enlevée pêche parfois par un trop grand enthousiasme. Il faut dire à sa décharge que l’équilibre avec le plateau est délicat du fait de l’absence de fosse d’orchestre, les instrumentistes étant au même niveau que la scène et le public. Et comment pourrait-on lui en vouloir de faire sonner un orchestre de Bologne aux timbres si enivrants, des cordes moelleuses au pipeau acide juste comme il faut.
Pourtant la magie opère immédiatement, par une subtile conjonction d’éléments certes pas inoubliables individuellement mais qui pris dans leur ensemble donnent une soirée réussie sinon excitante.
La production de Luca Ronconi n’est certes pas une nouveauté : montée pour la première fois à Pesaro en 1998 puis reprise en 2000, elle a régulièrement tourné sur les différentes scènes italiennes. Mais la vision du metteur en scène est suffisamment classique pour ne pas paraître datée. Le décor de la maison de Don Magnifico, composé d’un enchevêtrement de meubles, que les chanteurs escaladent au gré de l’action, est ensuite hissé dans les cintres pour faire place au palais de Don Ramiro, avec ses cheminées au faux marbre clinquant. Pour tout spectaculaire qu’il soit, avec ses changement de décors à vue, ce dispositif a pour principal défaut d’imposer de longues minutes d’attente entre les scènes, rompant ainsi le rythme du spectacle. La direction d’acteurs est également réussie ne versant jamais dans un burlesque débridé (à l’exception du Don Magnifico survolté de Paolo Bordogna, nous y reviendrons plus tard). On retiendra en particulier de beaux tableaux, tel l’élégant ballet de parapluies lors de la tempête, avec Alidoro en meneur de revue, ou encore de brillantes confrontations, tel le duo entre Dandini et Don Magnifico au second acte, au cours duquel Dandini avoue qu’il n’est pas le véritable prince à un Don Magnifico effaré de l’attitude plutôt entreprenante du valet, qu’il prend pour des avances. On se permettra un petit bémol concernant les costumes, pour la plupart réussis, qu’ils soient farfelus (Don Magnifico) ou élégants (Alidoro), à l’exception de la robe de bal rouge flamme de Cendrillon : on peut aisément comprendre qu’elle ait été conçue au départ pour une autre interprète (en l’occurrence Kate Aldrich), mais elle ne flatte définitivement pas la silhouette de Marianna Pizzolato.
La distribution, elle, ne compte aucun point faible. A commencer par celui qui tire toutes les ficelles de l’intrigue, Alidoro. Alex Esposito campe un philosophe inhabituellement juvénile mais charismatique et omniprésent. Sa voix de basse plutôt légère se joue sans peine de son grand air « Si tutto cangiera ».
Les barytons sont également à la fête. Pourtant le Dandini de Nicola Alaimo inquiète de prime abord : si son physique imposant et sa fatuité bonhomme conviennent parfaitement au valet qui se fait passer pour un prince, la voix, elle, sonne usée et décharnée, un comble pour un artiste de 32 ans ! Les choses s’améliorent heureusement grandement après l’entracte, le chanteur retrouvant alors verve et galbe vocale. En Don Magnifico, Paolo Bordogna impressionne par sa projection, la ductilité de sa voix et son aisance dans le chant syllabique rapide. Le portrait atypique qu’il dessine peut davantage déranger, plus personnage félin (il a tendance à cracher dès qu’il est mécontent !) et virevoltant que vieux barbon traditionnel. Pourtant si la caricature est parfois appuyée, quelques scènes proprement hilarantes, notamment son imitation féminine dans son air « Sia qualunque delle figlie », ne peuvent qu’emporter l’adhésion.
Plus présentes qu’habituellement – en particulier du fait du rétablissement de l’air de Clorinda (Manon Strauss Evrard) au second acte 1 – les deux demi-sœurs harpies d’Angelina donnent par leur aplomb vocal un relief inhabituel à ces rôles souvent sacrifiés. L’aria di sorbetto de la soprane française met en évidence un beau tempérament et une puissance sonore confortable ; on s’interrogera par contre sur ses réelles affinités avec le style rossinien, la vocalisation étant peu orthodoxe.
Reste le couple princier du soir : pas facile de chanter aujourd’hui ces rôles, quand les prédécesseurs dans ces lieux (et dans cette même production) s’appellent Juan Diego Florez, Vesselina Kasarova ou Sonia Ganassi. De fait, l’Angelina de Marianna Pizzolato ne peut se prévaloir d’un timbre opulent alla Kasarova, ni d’une technique délirante permettant des vocalises pyrotechniques alla Bartoli ou DiDonato (le feu d’artifice final du « non piu mesta » n’en est pas moins parfaitement exécuté). Mais la jeune mezzo italienne a d’autres arguments à faire valoir : tout d’abord un timbre d’une grande élégance, une rondeur de son enivrante, particulièrement dans le medium, mais aussi un registre aigu d’une belle projection (on notera que cette dernière semble moindre dans les passages à vocalisation « staccatisante » rapide, noyant la chanteuse dans les ensembles). Elle campe par ailleurs une Cenerentola émouvante, d’une candeur et timidité rafraichissantes.
Son prince, lui, doit se mesurer au fantôme omniprésent dans ces lieux de Juan Diego Florez… Et Lawrence Brownlee ne pâlit pas non plus de la comparaison. On pourra certes pinailler sur une puissance somme toutes modeste et un déficit de vaillance, mais la performance reste plus que séduisante. Quel contraste avec son Rinaldo d’Armida au MET en avril dernier où il semblait sans cesse se battre avec un rôle trop large pour lui ! Ici l’on croirait du sur-mesure : le timbre est caressant, jamais aigre, les registres d’une belle égalité, la vocalise et les aigus faciles. Nous avons trouvé le prince charmant du livret.
Ainsi, malgré le peu de convivialité des lieux, Cendrillon aura encore réussi à rallumer la flamme.
[1] L’aria « « Sventurata ! mi credea » qui n’est pas de la main de Rossini mais de celle de Luca Agolini, est la plupart du temps coupée.