C’est un spectacle réjouissant et vivifiant que nous propose en tournée la troupe du théâtre Mariinsky avec Valery Gergiev à sa tête. Originalité de la mise en scène, enthousiasme des interprètes réunis en formation cohérente et harmonieuse, comme le suggère à maintes reprises le livret, brio de la direction d’orchestre, bref, le tout est un régal pour le spectateur/auditeur. L’amateur de bel canto est tout particulièrement à son aise, puisque les chanteurs sont placés devant un orchestre disposé en arc de cercle en fond de scène, rapidement transparent car tous les musiciens sont en frac blanc crème sur un décor de couleur similaire. « Comment ne pas virer à la cacophonie générale si les interprètes ne peuvent voir le chef ? », se demande-t-on, inquiet, avant de s’apercevoir qu’un écran de contrôle est disposé derrière le public et que Valery Gergiev, qui a retrouvé sa baguette délaissée la veille pour le Requiem de Verdi, est visible de tous.
La star du Mariinsky, tout comme la plupart des interprètes, est arrivée sur scène en traversant la salle et en y accédant par un podium installé sur les sièges, favorisant l’aspect participatif d’une mise en scène sollicitant largement un public complice et conquis, appelé entre autres à faire transiter le fameux carton à chapeaux de la comtesse de Folleville vers sa propriétaire occupée à une cabalette ébouriffée. Le spectacle déborde largement vers le public et ce n’est pas là la moindre de ses qualités.
L’éparpillement des rôles est tel qu’on ne sait pas par qui commencer. La maîtresse de maison interprétée par Anastasia Kalagina est toutefois spécialement mémorable : voix souple et émission irréprochable, aisance dans tous les registres, vibrato ample, bonne tenue, qualités dramatiques à l’avenant, on en redemande… En comtesse de Folleville, Olga Pudova est également une interprète idéale, avec un timbre rond et doux, puissant dans les aigus et voluptueux dans les autres registres. En Corinna, Irma Gigolaty est davantage à la peine avec un rôle exigeant où les aigus ne sont pas toujours aisés, mais l’ensemble est satisfaisant, la jeune poétesse rayonnant dans un costume délirant, éclairé de l’intérieur, quelque part entre la bombe glacée et l’arbre de Noël. La marquise Melibea trouve en Anna Kiknadze un mezzo épicé mais dont on regrette des problèmes de tenue dus peut-être à une méforme de la chanteuse qui néanmoins trouve ses marques petit à petit. Les ténors sont un peu en retrait, mais leurs qualités demeurent satisfaisantes. L’arrivée spectaculaire du comte de Libenskof, Daniil Shtoda, juché sur Abu, un joli cheval blanc, a quelque peu entamé l’émission du ténor, gêné par sa posture. Les pieds sur terre, tout rentre dans l’ordre, ne serait une projection parfois un peu faible. Dmitry Voropaev est un Cavalier Belfiore au timbre singulier parfois aigre aux aigus fébriles, moyennement convaincant. Ce sont les voix les plus graves qui sont – et c’est là qu’on se réjouit de la distribution russe – chaudes, vibrantes et sensuelles, délicates et subtilement variées dans la couleur chez les uns et les autres. La prestation d’Edward Tsanga, Lord Sidney digne et noble, est agréable et homogène. Ilya Bannik est un barone di Trombonok épatant, drôle et prenant petit à petit ses aises, de plus en plus magistral comme le veut sa partition et son rôle ; sa belle voix caverneuse contraste avec la minceur élégante du jeune homme. Très professionnelle et sans failles, sa performance rend admiratif. Quant à Vladimir Moroz, il subjugue en Don Alvaro et nous fait regretter que ce rôle ne soit pas plus étoffé. Servi par un costume diablement évocateur, tout en cuir, entre le « cache-poussière » d’Il était une fois dans l’Ouest et le manteau de dandy équipé d’une muleta intégrée, le chanteur/comédien est parfaitement à l’aise dans ses évolutions de mâle espagnol entre corrida et flamenco. Sa voix d’ambre sonne toujours juste et, fort ; la technique est irréprochable. Hidalgo avec une note finale tenue jusqu’aux limites du raisonnable, et tellement slave ! Les autres rôles sont investis avec conviction et maîtrise par l’ensemble de la troupe tant au niveau des voix que de la performance d’acteur, le metteur en scène sollicitant constamment les chanteurs (le chant à cheval, entre autres !) et jusqu’aux solistes musiciens. On réservera une mention toute spéciale à la flûtiste occupée à résister aux avances d’un séducteur au plus fort de sa prestation, rien moins que magistrale. Pour en revenir aux voix, on est séduit par la qualité des ensembles. Les voix se marient admirablement, dans un remarquable travail de groupe tout à fait enchanteur.
La mise en scène d’Alain Maratrat, quant à elle, fourmille d’inventions et de clins d’œil. D’une sémantique riche et d’un effet visuel très réussi, qui confine au poétique, sa lecture de l’œuvre a emporté largement l’adhésion du public et l’a visiblement mis en joie. Secondé par un décorateur ingénieux et une costumière inspirée, l’ensemble se laisse voir avec un plaisir sans bornes, dans une atmosphère intemporelle en correspondance avec l’esprit rococo (le clavecin sur scène et la flûtiste), mais aussi une ambiance romantique sans oublier des rappels contemporains qui fusionnent dans un univers apatride où toutes les nationalités se floutent et se superposent.
Quant à la direction d’orchestre, elle est merveilleuse. Valery Gergiev donne le ton par sa gestuelle qui, à elle seule, mérite le détour : baguette légère et virevoltante, parfois plus solennelle et majestueuse, apparemment indifférente à tout ce qui l’entoure, mais constamment soucieuse de laisser émerger le chant en le mettant naturellement et discrètement en valeur. Que demander de plus pour du bel canto ? Si la baguette semble éthérée et magiquement tenue par une fée pouchkinienne, ce sont les mains qui impressionnent le plus. Elles expriment puissamment la couleur orchestrale et la compréhension de l’œuvre du maestro. Quant à l’orchestre, il suit et exécute à la lettre, tout simplement…
Drôle et intelligente, cette production ne manquera pas de tourner sur les scènes mondiales et on s’en réjouit. Elle aura en tout cas fait les belles heures du festival d’été de Baden-Baden, ville d’eau incontournable pour un opéra dont les protagonistes sont judicieusement coincés, on le rappelle, dans une ville thermale. Et on est véritablement heureux d’y avoir été coincés avec eux.