Projetée sur le rideau de scène avant le début du spectacle, une annonce explique la règle du jeu : l’action se passe dans la maison du commandeur ; Donna Elvira est la cousine de Donna Anna, Don Giovanni l’époux de la première, Zerlina la fille de la seconde, Leporello un proche parent, etc.
Comment ne pas effectuer un rapprochement avec la mise en scène d’Alceste, présentée la veille dans ce même théâtre de l’Archevêché : une idée, une seule, originale voire provocante, qui sert de point de départ au travail du metteur en scène. Mais Dmitri Tcherniakov, à la différence de Christof Loy, se rend vite compte des limites d’un principe qui dès les premières scènes multiplie les contresens. De son idée de départ, il ne conserve alors que l’unique décor (une pièce, mi-salle à manger, mi-bibliothèque d’une riche maison bourgeoise), à l’intérieur duquel il saucissonne l’action afin de lui donner un semblant de vraisemblance. Dégagée de toute contrainte, l’histoire, incompréhensible pour celui qui ne la connaît pas déjà, devient une succession de tableaux comme autant de prétextes à la représentation d’un huis-clos familial. Cette même obsession caractérisait déjà Eugène Onéguine et Macbeth à l’Opéra de Paris mais, selon nous, à un autre niveau de réalisation. D’un tel brouillamini, on aurait pour le moins attendu davantage de surprises. Les personnages imaginés par Mozart et Da Ponte auraient par exemple pu trouver une nouvelle dimension, révéler soudain un versant insoupçonné de leur personnalité. Sommairement brossés, ils restent au contraire enfermés dans une convention que l’on croyait dépassée : Donna Anna est nymphomane, Leporello insoumis, Don Giovanni asocial et alcoolique. Le coup de théâtre final permet à Dmitri Tcherniakov de retomber sur ses pieds avec un certain panache. C’est dans ce dernier effet, et quelques autres parcimonieusement disséminés au gré des scènes, que l’on retrouve l’homme de théâtre dont le génie ne s’exprime ici que par intermittence.
Iconoclaste scéniquement, ce Don Giovanni ne l’est pas moins vocalement avec trois femmes au bord de la crise de nerf – Marlis Petersen (Donna Anna), Kristine Opolais (Donna Elvira), Kerstin Avemo (Zerlina) – dont le profil et les moyens, compte tenu des rôles qu’elles interprètent, ne laissent d’interroger. Même si sonore (Anatoli Kotscherga) et probe (David Bizic), le commandeur et Masetto n’en sont pas moins des personnages secondaires. Après un « Dalla sua pace » subtilement orné, le Don Ottavio de Colin Balzer se trouve à court de ressources. Le chant perd de sa substance dans les récitatifs et « Il mio tesoro » accuse de fréquents détimbrages. Bo Skovhus, en Don Giovanni, semble aussi ce soir fatigué, à l’image du personnage d’ailleurs que lui fait jouer Tcherniakov. La voix se présente feutrée, la ligne hachée, l’articulation brouillonne. Le Leporello de Kyle Ketelsen n’en parait que plus insolent. Un air du catalogue déroulé avec maestria déclenche la première salve d’applaudissements de la soirée. Les scènes suivantes ne font que confirmer le talent de ce jeune baryton- basse américain : présence, diction, éclat. Un nom à suivre.
A l’orchestre, on retrouve avec plaisir les teintes vivaces du Freiburger Barockorchester que dirige amoureusement Louis Langrée. Pour cette série aixoise, le chef a demandé aux musiciens de faire table rase de toute tradition et de choisir individuellement, en fonction de ses gestes, leurs coups d’archet et leurs respirations. Lui-même conduit l’ensemble sans partition, ni pupitre afin de n’avoir aucun obstacle entre lui, les musiciens et les chanteurs. Une approche originale qui fait ses preuves : ce soir, Don Giovanni est d’abord dans la fosse.