Tout Verdi en 15 saisons : tel est l’ambitieux projet de l’Opéra de Bilbao qui a parcouru depuis 2006 presque un tiers du chemin. Ce n’est pas l’appétit qui peut manquer pour une si alléchante invitation. Après avoir apaisé des soifs de curiosité (Oberto, I Due Foscari, La Battaglia di Legnano, Arroldo) et offert d’incontournables plats de résistance (Ernani, Rigoletto, Il Trovatore, Un Ballo in maschera, Aïda), c’est le plus raffiné des mets, ce Falstaff, dessert de la chronologie verdienne, qui vient d’être servi au Pays Basque espagnol.
Pour les préparations gastronomiques délicates, la qualité des ingrédients est primordiale. Les justes proportions de l’ustensile de cuisson et la présentation du plat ont leur importance. Mais, ce qui est décisif, c’est le tour de main du chef dans la conduite du feu et surtout la liaison de la sauce. Cette métaphore permet de décrire une frustration — plus ou moins consciente selon le niveau d’exigence de chacun — qui atténue la saveur de cette production de Naples importée à Bilbao.
Les vastes dimensions du Palacio Euskalduna, magnifique salle de congrès d’une capacité de plus de 2100 places, au plateau extra –large, ne favorisent guère l’intimité. On a parfois la sensation que certaines scènes ont été horizontalement étirées ; les protagonistes accomplissent de longs trajets au pas de course pour se rejoindre. Cependant, la lecture d’Arnaud Bernard, fondée sur une mise en abyme du théâtre dans le théâtre, utilisant un grand renfort de choristes, de figurants et de danseurs, se présente agréablement. Le traitement des décors ainsi que de superbes costumes mettent habilement en résonance l’époque élisabéthaine de l’action et celle de la genèse de l’opéra de Verdi. Descentes de toiles peintes bucoliques, changements à vue : le tout est vivement mené.
Visuellement et dramatiquement : trois sommets. L’arrivée de Falstaff, tout de pourpre vêtu, portant armure d’épaule et large fraise au cou et tenant à la main une immense rose rouge — Il s’est fait « bello » pour partir à l’assaut d’Alice sous les yeux d’un Ford mué en Othello tragi-comique. Puis, l’apparition fantasmagorique du grand chêne de Herne pour le rendez-vous traquenard « a mezzanotte ». Et enfin, quand ayant prestement quitté leurs accoutrements sataniques, tous surgissent en vêtements 19e siècle pour la « Risata final » de l’extraordinaire fugue qui poursuit sa course dans un élan incontrôlable.
Alliée à une jubilation à la fois tendre et lucide, la science musicale du vieux Maître fait de Falstaff un chef d’œuvre délectable mais fragile. Malheureusement, ce qui résulte de la direction du bouillant Marco Armiliato, c’est un orchestre infiniment trop présent qui surcharge les subtiles nuances instrumentales que Verdi a savamment distillées. Fort de sa passion et de son expérience, Armiliato conduit sans partition mais par une battue au fouet, il incite ses musiciens à se déchaîner quitte à durcir le trait. Il ignore aussi bien des pianissimi quitte à empêcher les arômes du chant de s’exhaler.
Dans le rôle-titre, Michele Pertusi crée un personnage qui correspond à sa personnalité raffinée. Moins truculent que fanfaron, plus séducteur impénitent que pitoyable vieux beau, plus voluptueux que jouisseur, son Falstaff, assez différent des autres, se tient cependant tout à fait bien. La voix est homogène et le chanteur l’allège avec facilité pour émettre les aigus tenus qui ont fait sa réputation. Le Ford un peu raide mais solide de Ángel Odena met en valeur son tempérament dramatique dans la scène de la jalousie, malgré un accompagnement bâclé. Des deux compères rustauds, valets de Falstaff, on retient surtout l’aisance scénique et vocale du ténor, Mikeldi Atxalandabaso, natif de Bilbao.
Du côté féminin, les comploteuses vengeresses sont conduites par une Miss Quickly incarnée par Ewa Podleś. Un casting de grand luxe dont l’actrice sait faire son miel par petites touches comiques, mais dont la chanteuse tire peu de sucs au regard de sa palette vocale, si ce n’est dans les brefs passages où son contralto chatoyant trouve la possibilité d’une échappée distincte.
Les Parisiens ont pu découvrir cette année Adina Aaron au Théâtre du Châtelet dans le spectacle Scott Joplin, où il semblerait que la soprano américaine ait rencontré un rôle plus adapté à faire goûter son talent que dans son Alice Ford sans saveur particulière. Son faire-valoir, la mezzo rossinienne, Manuela Custer (Meg) plaît par sa présence attentive et sa bonne tenue vocale.
Il reste à mentionner le jeune couple d’amoureux auquel Verdi a fait la part belle en les gratifiant d’airs et de duos délicieux. Si le timbre n’est pas aussi suave qu’on le voudrait, le gracieux ténor José Luis Sola (Fenton) ne manque pas de séduction. Quant à sa belle, Lisette Oropesa (Nanneta) dont seul le haut de la tessiture sait vraiment nous ravir l’oreille, elle nous délivre un exquis « Sul fil d’un soffio etesio », quand elle se transforme en Reine des Fées.
Une soirée qui, tout compte fait cependant, méritait le détour en Biscaye.
Brigitte CORMIER