Ludwig van Beeethoven (1770-1827)
Fidelio
opéra en 3 actes (1805)
livret de Joseph Sonnleithner (1805)
d’après Léonore ou L’amour conjugal de Jean Nicolas Bouilly (1798)
Mise en scène : Benedikt von Peter
Scénographie : Natascha von Steiger
Costumes : Katrin Wittig
Eclairages : Franck Evin
Leonore (Fidelio) : Caroline Melzer
Florestan : Will Hartmann
Rocco : Tilmann Rönnebeck
Marzelline : Karen Rettinghaus
Don Fernando : Mirko Janiska
Don Pizarro : Anton Keremidtchiev
Jaquino : Thomas Ebenstein
Premier prisonnier : Matthias Spenke
Second prisonnier : Matthias Gummelt
Cocher : Knut Malensky
Orchestre et chœur du Komische Oper, Berlin
Direction : Martin Hoff
Berlin, Komische Oper, 20 mai 2010
Poubelle girl
Le premier et unique opéra de Beethoven, Fidelio, fut le fruit d’une longue gestation qui dura de 1804 à 1814 et dont il a dit que c’était l’œuvre qui lui causa le plus de peine. À la fois « opéra à sauvetage » très prisé à l’époque, opéra révolutionnaire, singspiel allemand, opéra-comique à la française avec ses parties parlées, l’œuvre est également animée par l’esprit de la Révolution française et son message de liberté, d’égalité et de fraternité. Le Komische Oper de Berlin, alors dirigé par Harry Kupfer, avait donné ces dernières années une excellente production de la version de 1814 ; son directeur actuel, Andreas Homoki, qui doit se positionner à son tour sur un répertoire et des productions nouvelles, propose depuis le 25 avril la version « originale » de 1805 de Fidelio, très rarement jouée.
Cette première version fut présentée à Vienne le 20 novembre 1805 dans une salle emplie de soldats français qui occupaient la ville depuis une semaine, et lui firent un accueil peu chaleureux. La cour avait en effet quitté Vienne le 9, et de là est né cet « insuccès » tout relatif qui – ainsi que l’avis de son entourage – obligea Beethoven à revoir l’œuvre plusieurs fois (le livret fut modifié à cet effet par Stephan von Breuning pour la version de 1806 et par Georg Friedrich Treitschke pour celle de 1814).
Il n’empêche que l’œuvre originale en trois actes, avec son ouverture dite aujourd’hui « Leonore 2 » (qui n’est pas donnée – ni remplacée – dans la présente production), a bien des qualités. Toute empreinte dans sa première partie de réminiscences mozartiennes (par exemple Cosi), elle paraît surtout mieux équilibrée, offrant notamment à Marzelline un rôle plus important : cette version conserve un trio Marzelline-Jacquino-Rocco (« Ein Mannist bald genommen »), le duo de Marzelline-Leonore (« Um in der Ehe »), le second air de Pizarro et sa présence lors de l’happy end, qui ont disparu de la version finale dont Beethoven lui-même dit que la moitié de l’œuvre a été réécrite.
La nouvelle production de Benedikt von Peter, dans une scénographie de Natascha von Steiger et des costumes de Katrin Wittig, est une fois de plus une transposition mêlant, selon la mode actuelle, tous les genres et toutes les époques. Outre la scène sans décor, un plateau entoure la fosse d’orchestre recouverte d’un filet de sécurité. Dès l’ouverture, le ton est donné : la barre d’accroche du rideau descend des cintres avec celui-ci : on est sur un chantier, des ouvriers casqués s’activent autour d’une énorme benne pleine d’ordures ; ils y jettent tous les vieux machins traînant dans le théâtre, meubles, appliques qu’ils décrochent, sièges de velours rouge. Marzelline apporte des costumes Ancien Régime sur des mannequins sous housse de plastique. La benne fume de temps à autres, on y jette les accessoires au fur et à mesure qu’ils ne servent plus ; un grill d’une triple rampe de 72 projecteurs éclaire la scène. Leonore arrive en costume fin XVIIIe siècle. Puis des soldats napoléoniens sortent de la benne : ils doivent être là pour rappeler à la fois l’absolutisme et le côté guerrier envahisseur de Napoléon et de ses armées, mais aussi l’échec de cette première version dans une salle emplie de ces mêmes soldats. Les interprètes viennent souvent chanter au niveau du 1er rang d’orchestre, Marzelline découpe les fleurs de son T-shirt et les distribue alentour… Après l’air de Léonore, un projecteur tombe des cintres ; les 71 autres, sans doute effrayés, remontent. Une fumée rétro-éclairée remplit la scène pendant les chœurs, c’est d’un nouveau ! Au fur et à mesure, le désordre croît sur scène, les nombreux choristes semblent ne plus bien savoir quoi faire sur le petit espace que leur laisse l’énorme benne. Le général s’arme d’une mitraillette. Panneau : « Vous devez nous faire confiance, nous sommes braves et honnêtes ». Tous défilent avec des banderoles, la fumée re-envahit la scène, on n’y comprend rien, mais ce n’est pas grave, tout le monde a l’air de s’en foutre autant sur scène que dans la salle (partiellement vide). Entr’acte.
Encore des fumigènes, la benne a été tournée et ouverte, elle dégorge de sacs poubelle en plastique bleu qui envahissent la scène, c’est de plus en plus ringard. Certains des cadavres des soldats tués sont traînés en coulisse. Une voix s’élève de la benne, une forme se lève au milieu des ordures : c’est Florestan. Tout cela paraît d’une banalité affligeante, mais comme tout est plongé dans la pénombre et la fumée, on n’y voit pas grand-chose. Un trompettiste intervient au milieu de la décharge municipale, les morts se relèvent, dans une grande confusion, avec des flammes au fond. Un cheval entre en scène, tirant une calèche conduite par un cocher genre bandit de Calabre. Les deux camps adverses brandissent des bustes qui doivent représenter des personnalités historiques (Napoléon ?) ou locales. Battledress et treillis se mêlent aux costumes de chantier et Louis XVI, et les mitraillettes aux fusils à silex. Petit à petit, les rôles principaux s’habillent en Ancien Régime, tout le monde brandit des pancartes, on y lit « ¡No Pasarán! », « Grupo Thallman », « FSLN », « Passant, cette terre est libre », « A better World is possible », etc. Dans la foule qui déferle, les rôles principaux sont totalement impossibles à repérer. Il reste à remettre dans le conteneur tous les sacs poubelle qui n’y étaient pas encore retournés. À la fin, les chœurs brandissent des pancartes et calicots vierges de toutes les revendications à venir. Tous descendent dans la salle, et distribuent des pancartes immenses aux spectateurs qui, ne sachant qu’en faire, s’empressent de s’en débarrasser en les passant au voisin.
Que dire de plus, sinon que l’on a en outre de curieuses impressions sonores : les voix semblent parfois sonorisées (surtout les voix parlées). À certains moments, l’orchestre semble également sonorisé. Bref, tous les artifices « modernes » semblent utilisés et font penser aux tripatouillages sonores actuels du théâtre de l’Odéon à Paris. Dans la salle, les applaudissements sont lancés aux endroits stratégiques de la partition : il faut faire taire toute velléité de révolte des vieux abonnés.
Restent l’œuvre et les interprètes. De l’œuvre, nous dirons que tout est plus égal que la version définitive, que cela paraît mieux écrit pour les voix, mais qu’il y manque la montée en puissance dramatique vers la conclusion finale : l’ensemble est au total plus musical, plus mozartien, moins tragique et visionnaire. Il faut souligner l’excellence de l’orchestre, qui la veille dans Les Contes d’Hoffmann, était si pâteux et brouillé, et ce soir si clair et parfaitement en place. L’excellente direction de Martin Hoff y est bien sûr pour beaucoup.
Les interprètes et choristes montrent tous une grande ferveur, et le plateau vocal atteint à une quasi perfection. Tous les rôles sont parfaitement distribués, et l’équilibre né d’un véritable travail de troupe (peu de temps après la première) se fait ici particulièrement apprécier. On est évidemment séduits par deux excellentes cantatrices, Caroline Melzer, qui aborde Leonore avec des moyens vocaux quasi surdimensionnés : puissance sonore, réserve, plénitude du timbre, jeunesse de l’interprétation, tout en fait une titulaire fascinante de ce rôle rarement aussi bien servi. Marzelline est, de son côté, souvent bien chantée ; le rôle est plus facile ; mais Karen Rettinghaus lui apporte également des qualités vocales exceptionnelles, rendant le personnage pour une fois délicieusement intéressant. Le Florestan de Will Hartmann a une voix un peu plus légère, mais très musicale et fort bien adaptée à la version 1805. Tilmann Rönnebeck (Rocco) et Thomas Ebenstein (Jaquino) rendent parfaitemlent crédibles des situations scéniques peu défendables, et chantent également remarquablement ces deux rôles qu’ils rendent très vivants. Enfin, Mirko Janiska (Don Fernando) et Anton Keremidtchiev (Don Pizarro) sont également tout à fait excellents.
En résumé, rien d’original dans le travail scénique, sinon des partis pris que l’on a vus mille fois : tout cela est sans intérêt et semble surtout masquer un manque total d’imagination créatrice. En revanche, un plateau remarquable sauvant à lui seul la représentation. Pour ceux qui n’auraient pas l’occasion d’aller à Berlin écouter cette intéressante version rarement représentée, écoutez ou réécoutez donc le somptueux enregistrement de 1976 de la première version de Fidelio [sous le titre Leonore] – bien que sans les dernières découvertes musicologiques de 1990 – avec entre autres Edda Moser, Helen Donath et Richard Cassily, sous la direction d’Herbert Blomstedt : vous aurez ainsi la totalité de l’œuvre y compris l’ouverture Leonore 2 volontairement oubliée au Komische Oper.
Jean-Marcel Humbert