Jacques Offenbach (1819-1880)
Les contes d’Hoffmann
(Hoffmanns Erzählungen)
Opéra fantastique en trois actes, inachevé (1881)
Livret de Jules Barbier d’après la pièce de Barbier et Carré (1851)
et des nouvelles de E. T. A. Hoffmann
Version Fritz Oeser (1976), chantée en allemand
Mise en scène : Thilo Reinhardt
Décors : Paul Zoller
Costumes : Katharina Gault
Lumières : Franck Evin
Hoffmann : Erin Caves
Nicklausse / la Muse : Elisabeth Starzinger
Olympia : Cornelia Götz
Antonia : Erika Roos
Giulietta : Nadja Stefanoff
Stella : Ana Filipovic
La voix de la mère : Christiane Oertel
Lindorf, Coppelius, Dr Miracle, Dapertutto : Carsten Sabrowski
Andrès, Cochenille, Frantz, Pittichinaccio : Christoph Schröter
Luther, Crespel : Tilmann Rönnebeck
Hermann, Schlemil : Ingo Witzke
Nathanaël, Spalanzani : Stephan Spiewok
Un pianiste : Wolfgang Singula
Orchestre et chœur du Komische Oper Berlin
Direction : François Xavier Roth
Berlin, Komische Oper, 19 mai 2010
Hoffmann à l’Est
Toujours à la recherche de LA version vraiment fantastique des Contes d’Hoffmann… Peut-être est-elle susceptible d’être trouvée en Allemagne, d’autant qu’il est intéressant d’entendre l’opéra d’Offenbach chantée en allemand, et de voir ainsi quel peut être l’impact de la langue sur le phrasé et les intonations. L’œuvre, transposée (production 2007) dans un café-restaurant des années 50-60, en Allemagne de l’Est, est traitée totalement au premier degré, genre Chapeau melon et bottes de cuir, sans aucun fantastique, ni donc rien de très mystérieux. Au contraire, une reconstitution scrupuleuse par Paul Zoller de l’atmosphère de l’époque, couleur rouge sombre, avec des parties de décors qui vont changer de couleur au fil des actes. Une pin-up en carton découpé : c’est Stella. Les garçons s’affairent et dressent les tables. Les costumes de Katharina Gault achèvent de bien caractériser la période choisie.
La poupée Olympia apparaît façon poule de luxe, cheveux blancs, quasiment nue sous sa fourrure blanche, lunettes de soleil et bottes de plastique noir à talons. Coppelius s’occupe, avec tenailles et collyre, à lui greffer des yeux. Assise les jambes écartées (ce que l’un des invités s’évertue à photographier en gros plan), Olympia épluche une banane pour que les choses soient bien claires. A la fin de la valse, elle se retrouve assise sur Hoffmann allongé, et semble y prendre un grand plaisir (ce n’est pas nouveau !). Au passage, elle émascule un invité et se retrouve la bouche en sang. A la fin, Coppelius lui arrache les yeux et Olympia erre sur scène, ses deux nerfs optiques sortant de derrière ses lunettes, avant de s’effondrer. Plus Grand Guignol que fantastique.
Antonia est un genre de grosse poupée en robe vaporeuse et chaussons bleus à gros pompons et petits talons, pétante de santé mais toussant à qui mieux-mieux en tachant son mouchoir de sang. Frantz chante son air avec une extrême lenteur à Antonia, qui sanglote bruyamment sans raison apparente. Pendant la scène avec le Docteur Miracle, des croque-morts apportent déjà, sous un éclairage verdâtre, l’urne funéraire, la couronne mortuaire puis le cercueil d’Antonia, et la mesurent au passage à l’instar du croque-mort des aventures de Lucky Luke. Le fantôme de sa mère vient la rejoindre : agitée, menaçante même, elle gronde sa fille comme une gosse. A la fin de la scène, la salle est partiellement rallumée, et des choristes en habit et robe du soir viennent occuper les loges d’avant-scène, augmentant encore le trouble d’Antonia.
Petit à petit, les choses se mettent donc en place, mais le volet fantastique de l’œuvre n’arrive pas vraiment à prendre, peut-être du fait de l’aspect familier du décor choisi. Mais l’acte de Giulietta est encore plus flou et a bien du mal à s’intégrer dans le parti pris dramaturgique. Pendant la barcarolle, les deux chanteuses se caressent tout partout à qui mieux-mieux. Le combat à l’épée est remplacé par un duel au pistolet, et surtout les mouvements des personnages entre la salle de restaurant et les coulisses font perdre le fil de cet acte qui est déjà le plus faible des trois et qui, ainsi traité, ne gagne rien, bien au contraire. Pendant la reprise de la barcarolle, la scène est prise d’un mouvement de va et vient horizontal.
Tout cela ne serait pas inintéressant si la mise en scène de Thilo Reinhardt n’était pas entachée de beaucoup de temps morts et de silences (qui de plus laissent entendre dans la salle un bruit de ronflement permanent de soufflerie – air conditionné ou ventilation de projecteurs – plutôt gênant) ; par ailleurs, il y a un décalage entre le jeu des acteurs et les réactions du public : on rit beaucoup sur scène, mais pas du tout dans la salle, ce qui est souvent le signe d’un mauvais théâtre ; jusqu’où tout cela est-il voulu ? On peut se le demander en constatant que les choristes jouent comme il y a cinquante ans (mines stéréotypées, œillades de côté, mimiques faisant semblant de se parler, etc.), alors qu’ils prouvent dans d’autres spectacles qu’ils sont capables de faire tout à fait autre chose. Mais si pastiche il y a, le principe n’en est pas poussé jusqu’au bout, ce qui est dommage.
L’interprétation d’Hoffmann par Erin Caves est de très haut niveau ; la voix est bien adaptée au rôle, et la caractérisation du personnage intéressante. Mais la distribution est surtout dominée par l’excellent Carsten Sabrowski qui interprète avec autorité les quatre rôles maléfiques : voix ample et sonore, très bonnes articulation et projection, jeu scénique d’une grande sobriété, il est totalement convaincant. L’Olympia de Cornelia Götz,l’Antonia d’Erika Roos et la Giulietta de Nadja Stefanoff sont également de niveau international : il est rare de voir réunies dans cette œuvre trois cantatrices d’une qualité vocale aussi égale, parfaitement adaptées aux personnages qu’elles interprètent, et qui maîtrisent aussi bien la scène. Excellente interprétation également de la mère par Christiane Oertel.
Malheureusement, le reste de la distribution est loin d’arriver au même niveau, et notamment Elisabeth Starzinger qui est particulièrement décevante dans le double rôle de Nicklausse et de la Muse : elle n’est pas une vraie mezzo, et la voix est déjà bien abimée. Or, ces deux personnages ayant une tessiture se situant essentiellement dans le médium et dans le grave, il est dommage de n’en entendre que les parties aigües, d’autant que Nicklausse prend dans la version Oeser une importance primordiale. Le quadruple rôle de serviteur chanté par Christoph Schröter n’est pas mieux servi, la voix est laide, c’est souvent faux, et même tellement effroyable qu’Antonia sort en claquant la porte avant même la fin de son air.
L’orchestre, de son côté, est lourd, souvent trop fort, ne faisant pas la part belle aux nombreuses finesses de la partition. Il est vrai que le texte allemand entraîne insensiblement un alourdissement de l’œuvre, qui en perdant le phrasé français perd beaucoup de la qualité de ses envolées lyriques. Mais la responsabilité du chef François Xavier Roth est totalement engagée quand, par exemple, le passage du prologue au Ier acte est absolument manqué, l’étagement des plans instrumentaux étant noyé dans une véritable bouillie orchestrale. Enfin, à partir du moment où la version Oeser a été choisie, supprimer le sublime air final de la muse « Des cendres de ton cœur réchauffe ton génie… » ainsi que le chœur qui suit est purement criminel.
Il n’en reste pas moins que l’on trouve ce spectacle intéressant, à partir du moment où l’on entre dans le jeu de la mise en perspective « Allemagne de l’Est », et on se laisse finalement séduire par cette adaptation plus noire que vraiment fantastique.
Jean-Marcel Humbert