Près de 30 ans après ses débuts en Maréchale, Dame Kiri Te Kanawa offre à son public deux dernières représentations d’un rôle qui fut longtemps un cheval de bataille. Un authentique défi à ce stade de carrière : l’art du soprano néozélandais repose en effet sur la jeunesse d’un timbre unique, d’une ineffable beauté, sur une authentique fraicheur scénique, et sur interprétation plus spontanée que travaillée. Sa brève apparition en Marquise de Crakentorp il y a quelques mois nous laissait présager des craintes sur le succès de cette tentative, tant était patente l’usure des moyens. Effectivement, le timbre est devenu aigrelet, affligé d’un vibratello serré. La voix est dépourvue d’assise dans le grave et la projection est limitée. De temps à autre un aigu forte ou un son filé viennent nous surprendre et nous rappeler les heures glorieuses d’une voix qui n’est souvent qu’un murmure. Et pourtant… Lorsque Kiri nous apparait, vêtue d’une extraordinaire robe à panier magnifiquement mise en valeur par un éclairage crépusculaire, sa séduction est intacte, son magnétisme également. A 66 ans, Kiri reste d’une beauté rare et d’une classe suprême : c’est une apparition diaphane, presque irréelle. Quelques rides nous la rendent plus vraie : comme si le temps avait voulu compenser les blessures faites à la voix en crédibilisant physiquement l’interprète. Dans ces conditions, le long monologue qui clôt le premier acte est tout simplement bouleversant tant sont patentes les affinités entre la « vraie » Kiri et la Maréchale. Quelques minutes de bonheur.
A ses côtés, Claudia Mahnke contraste par une fraîcheur assumée, des moyens vocaux insolents (déséquilibrant un peu les duos du premier acte) et une réelle caractérisation dramatique. Malheureusement, c’est scéniquement l’exact inverse de Dame Kiri : une chanteuse qu’il vaut mieux écouter les yeux fermés tant ses rondeurs féminines décrédibilisent son personnage masculin. Une artiste à suivre en tout cas.
Bjarni Thor Kristinsson est un excellent Ochs, à la voix solide mais souple, à l’aise sur l’ensemble de la tessiture, avec en particulier, d’authentiques graves de basse. Le personnage est d’une vulgarité sans nom, mais on ne saurait reprocher à cet artiste d’assumer les choix discutables du metteur en scène.
Jutta Böhnert est une Sophie scéniquement parfaite mais un peu à la peine quand la tessiture devient un brin tendue pour elle. Toutes les notes y sont, mais pas toujours sans effort ce qui est un peu dommage pour cet ouvrage.
Du reste de la distribution, globalement de très bon niveau, on retiendra surtout le Chanteur Italien de Jeongki Cho dont la brève apparition est un authentique moment de bonheur hédoniste.
Pas de « Chevalier » réussi sans un bon chef à la barre, et ce sera pour une autre fois. Nous sommes en effet loin du compte avec la direction brouillonne de Patrik Ringborg : des tempi souvent précipités qui ne laissent pas respirer les chanteurs (la scène des démarcheurs), une violence hors de propos dans les ensembles (qui rappellent le final de l’acte II de « La Femme sans ombre » !), des chanteurs souvent couverts, ou obligés de forcer, au détriment de la musicalité, pour passer le mur de l’orchestre … Et tout ce bruit alors qu’il n’y a pas grand-chose de beau à entendre ! Les cordes sont acides, les cuivres frôlent l’accident … Et puis, soyons clairs : on n’était pas venu pour eux !
Sans être scandaleuse, la production de Günter Krämer est benoitement médiocre. Sans doute plus soucieux de régler des comptes avec la société aristocratique, que de réaliser un vrai travail en profondeur sur cet ouvrage complexe, le metteur en scène allemand bannit toute noblesse des comportements de ses personnages. Au lieu de provoquer Ochs en duel, Oktavian prend un poignard dans sa poche pour le frapper par derrière ; Ochs n’est pas un personnage très sympathique certes : c’est un rustaud vulgaire, imbu de lui-même et de son statut social ; mais ce n’est pas un homme à frapper Sophie avec un bouquet de fleurs ou à provoquer son adversaire à la boxe ; quant à baisser son pantalon en plein restaurant pour une « gâterie », n’y pensons même pas ! Le parti scénique est lui-même très flou, sans doute pour dérouter le public par un cache-misère ; tant qu’on cherche à comprendre on ne se rend pas compte qu’il n’y a justement rien à comprendre et que le Roi est nu : des robes à paniers, un Oktavian en Pierrot, Ochs en costume folklorique mais avec des lunettes de soleil bien contemporaines, des chaises et des gobelets en plastique au restaurant (éclairé au néon), le lit de la Maréchale sorti d’un lupanar fellinien (avec un pied fait d’une gigantesque femme allongée en négligé et porte-jarretelles …), un décor de bambous (il y en a à tous les actes) …
Passons. Nous étions là pour cet ultime rendez-vous de Kiri avec la Maréchale et celle-ci nous a offert tout ce qu’elle pouvait encore donner. Une belle ovation accueille les interprètes à la fin du spectacle : le public, composé d’une large proportion d’étrangers et en particulier d’américains, était là avant tout pour un hommage à une artiste chérie.