Philip GLASS (1937- )
Dans la colonie pénitentiaire
Opéra de chambre de Philip Glass (2000)
Livret de Rudolph Wurlitzer
d’après le récit de Franz Kafka
In der Strafcolonie (1914/1919)
Mathieu Morin-Lebot (le condamné) et Michael Smallwood (le visiteur)
Mise en scène : Richard Brunel
Scénographie : Anouk Dell’Aiera
Costumes : Bruno de Lavenère
Lumières : David Debrinay
Conception des mouvements : Axelle Mikaeloff
L’officier : Stephen Owen, baryton-basse
Le visiteur : Michael Smallwood, ténor
Comédiens :
Un soldat : Nicolas Henault
Le condamné : Mathieu Morin-Lebot
Le soldat : Gérald Robert-Tissot
Quintette à cordes de l’Opéra national de Lyon
Direction musicale : Philippe Forget
Paris, Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, 14 avril 2010
La nausée
Chanteurs, acteurs et musiciens entrent dans la salle habillés en magistrats, robe noire et cravate blanche. Le regard dur, ils s’alignent, tournés vers la scène. Puis ils se changent pour mettre des bérets militaires et des vareuses. Le spectacle peut commencer, le ton est donné, il ne sera fait aucun cadeau.
Un condamné, choisi presque au hasard, se trouve prisonnier d’un arbitraire étrange, et face à un officier tortionnaire qui érige son exécution publique – à l’aide d’une machine sophistiquée – en un monstrueux spectacle. Un autre personnage est venu assister au déroulement du drame : le visiteur, spectateur plutôt passif qui se trouve là « en inspection » sans trop pouvoir – ou vouloir – réagir, mais qui refuse finalement d’aider à achever la « représentation ». L’officier décide alors de se suicider en prenant la place du condamné, mais la machine explose, ruinant toute la sophistication du procédé et l’entraînant dans une mort brutale, ridicule et sanguinolente. Les références en ce domaine ne manquent pas : Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau, Salò ou les 120 Journées de Sodome, de Pasolini, Les Paravents de Jean Genet, ou encore Fiesta de José Luis de Vilallonga, où le commandant organise des fêtes avec mondanités à l’occasion de l’exécution publique des prisonniers républicains.
Mais ici, toute l’ambiguïté de l’œuvre, et donc du spectacle, se trouve dans la présence du visiteur : obligé de l’accompagner malgré lui, le spectateur est ravalé au rang de voyeur ; surtout, il ne peut pas intervenir même dans les moments les plus insoutenables, puisque les règles du théâtre le lui interdisent : tout au plus peut-il sortir de la salle, et pourtant, il ne le fait pas. Ici, la masse des choses issues des tréfonds des plus perverses âmes humaines est telle que personne ne peut en sortir indemne : les références sont encore trop proches, les évocations trop fortes, les mises en situations trop violentes. Franz Suchomel, Joseph Mengele, Adolf Eichmann et tant d’autres ne sont pas si loin. Et chaque jour, à travers le monde, et notamment aux États-Unis, ont lieu des exécutions de condamnés à mort.
La musique de Phil Glass est d’une remarquable efficacité. La tension est continue, tout au long des seize scènes. L’excellente formation du quintette à cordes de l’Opéra de Lyon est placée devant la scène, au niveau des spectateurs d’orchestre. On constate une fois de plus l’excellence de l’acoustique du théâtre de l’Athénée, à condition de respecter ce pourquoi il a été fait : les instruments sonnent d’une manière merveilleuse quand ils sont placés au bon endroit. À la répétitivité de la musique, remarquablement dirigée par Philippe Forget, répond la machinerie tournante d’Anouk Dell’Aiera, qui a créé un dispositif scénique hallucinant qui réussit à suggérer cette irreprésentable machine à torture ; car jusqu’où l’insoutenable est-il montrable ?
Les trois acteurs sont excellents, et les deux chanteurs – Stephen Owen (chanteur wagnérien) et Michael Smallwood (également chanteur international) – sont tout aussi parfaits, tant vocalement que scéniquement. Leurs voix sont bien adaptées, percutantes sans être assourdissantes, bref l’équilibre entre la scène et l’orchestre est une réussite. Tout au plus notera-t-on que n’est pas Alfredo Arias qui veut, et que le passage des travestis est certainement un moment moins convaincant, même si la référence aux tricoteuses de la Révolution est implicite.
La représentation est menée à un rythme d’enfer dans l’excellente mise en scène de Richard Brunel qui a choisi de joindre l’horreur à la beauté ; rien ne nous est pourtant épargné, du viol du condamné, du pas de danse enlacé qui réuni un instant le condamné et son bourreau, du jeu des chaises à la Ionesco, ni des détails techniques du système de pointes de tailles différentes qui s’enfoncent pour faire souffrir en n’entraînant la mort qu’au dernier moment, comme dans les plus beaux sarcophages égyptiens des aventures de Nick Carter. Mais ici, point de héros pour venir sauver la victime au dernier moment : même le visiteur, dont cela aurait pu être le rôle, n’intervient pas. D’autant que l’on peut se demander si la victime n’est pas en partie consentante : pas de plaintes réelles, des moments où le paroxysme devient jouissance, où la victime et le bourreau trouvent une union fusionnelle, comme dans le film Noir et Blanc. Au bout d’une heure un quart de ce jeu pervers et violent, on se retrouve à la fois fasciné et impuissant, à la limite du malaise, et l’on sort de là vidé, au bord de la nausée.
Une fois de plus, nous avons plaisir à souligner l’excellence de la programmation du théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet qui, fort éclectique, laisse la part belle aux créations contemporaines engagées. Celle-ci, d’une puissance musicale et scénique extrême, est parmi les plus fortes qui soient. Mais fort heureusement, comme le souligne Lola Gruber, rien de tout cela n’existe plus aujourd’hui, on est dans la pure fiction ! S’agissant des prisons et des camps de Guantánamo, Bagram, la Boutyrka, Bang Kwang, Abou Zaabal, ou encore des conditions de détention en France à la Santé ou aux Baumettes, tout n’est-il pas pour le mieux ? Dans le cas contraire, nous réagirions, n’est-ce pas ?…
Jean-Marcel Humbert