Une fois encore, le Concertgebouw d’Amsterdam crée l’évènement belcantiste en affichant une rarissime Caterina Cornaro. Evènement pluriel, attendu par un public international de connaisseurs passionnés. On remarquera quelques divas et chefs d’orchestre dans l’assistance. Le premier intérêt réside dans le passionnant travail de recherches d’Hans Schellevis, proposant en collaboration avec Opera Rara, l’édition originelle de la Cornaro de Donizetti. Au-delà de la réparation des outrages occasionnés par les habituelles coupures d’usage lors de la Donizetti Renaissance, cet extraordinaire travail de fourmi rééquilibre les rapports de force entre les protagonistes, affine la psychologie des personnages (Lusignano) en leur conférant un tout autre relief ; enfin, rend justice à une composition qui, dans ses beautés ou son intérêt dramatique, n’a rien à envier à Lucrezia Borgia notamment. Tout cela n’est envisageable qu’en conviant des artistes, ici, principalement un quatuor masculin de premier plan, afin d’entourer une protagoniste féminine cumulant une école stylistique et une forte personnalité théâtrale.
Mais, l’évènement majeur de cette représentation que nous ne craignons pas de qualifier d’historique à bien des égards, est défini par le retour de l’immortelle Nelly Miricoiu, invitée à fêter 25 années de collaboration avec une Maison1. Ce genre de collaboration passionnante dans l’intelligence des rôles proposés et le niveau interprétatif de cette galerie unique de portraits, est, en notre époque de superficialité et de course effrénée au gain, une rareté en elle-même depuis le retrait des grandes, Sutherland en figure de proue.
La première satisfaction s’appelle David Parry. Fer de lance de la firme britannique Opera Rara, il était l’homme de la situation. Il confirme combien il a progressé dans sa maîtrise du style belcantiste depuis les nombreuses années qu’il polit son travail au quotidien des partitions qu’il défend amoureusement. Plus encore, parce qu’il est sans doute, le chef connaissant le mieux les transcendances de l’instrument de Nelly Miricoiu et qu’il participe grandement à ce que la diva roumaine va offrir ce jour : le meilleur d’elle-même. Parry emmène sa phalange d’une main ferme et souple. Tous deux vont embarquer immédiatement un public proprement captivé et ne le relâcher qu’au terme d’une après-midi riche en émotions et en purs plaisirs vocaux. Parry domine l’architecture de la partition, en offre une lecture précise, claire, variée et cohérente dans ses choix dynamiques, rythmiques. Les contrastes s’inscrivent toujours au sein de ce clair obscur typique, cette juxtaposition de détente et de tension, permettant à l’auditeur d’apprécier l’alternance des intimités et des extériorisations des situations et des personnages. Sans concessions inutiles à ses chanteurs, il fait montre d’une attention précieuse et les aide à offrir le meilleur d’eux–mêmes cela, jusqu’au moindre comprimario. Il ne serait guère étonnant que Parry soit en partie responsable de l’affiche. Celle-ci n’appelle que superlatifs dans son intelligence. Dans l’habituel rôle de suivante, Serena Malfi offre en quelques frustrantes répliques, un timbre de toute beauté et une projection que l’on désire réentendre rapidement. Belle découverte avec le jeune ténor qu’est Peter Gijsbertsen conférant par les qualités de son instrument et de son école, une envergure insoupçonnée à ses deux rôles secondaires. Il est urgent de distribuer ce bel artiste dans des véhicules d’une toute autre ambition en envisageant d’une part, les premiers plans mozartiens et sans doute, des partitions plus tardives, Britten tient là, un protagoniste de tout premier ordre. Le jeune baryton Kàroly Szemeredy, autre découverte, étale candidement, une voix de toute beauté, dont le timbre tranchant dans la bonne acceptation du terme, est un pur bonheur pour l’auditeur. Il double cette émission saine et simple par une judicieuse caractérisation théâtrale, amenant sa pierre à l’édifice dramatique.
Immense bonheur de retrouver la basse chantante de Mirco Palazzi (remarqué pour un intéressant Duca Alfonso, lors de la prise de rôle de Lucrezia Borgia de June Anderson à Liège). Il confirme pleinement nos bonnes impressions. Un nom à suivre dans un parcours marqué du sceau de l’intelligence des moyens, d’une école en progrès constants. Il évoque par moment et dans le respect des identités, ce qu’un Samuel Ramey avait instauré comme référence dans l’école belcantiste. Palazzi possède des moyens sans doute d’un chatoiement moindre, mais, leur utilisation reflète un parfait équilibre entre un chanteur respectant ses dimensions – et donc, en offrant les meilleurs reflets dans leur simplicité – et un interprète conscient de l’enjeu, en y investissant une générosité forçant l’admiration. On forme le vœu que ce bel artiste ose dans les années à venir, cette pointe de lâcher prise, d’abandon total en situation, afin de conférer à ses incarnations, la pleine carrure dont on le sent potentiellement parfaitement capable. Mais Dieu que ce garçon chante intelligemment !
Retenez ce nom : Nicola Alaimo et quelque soit le rôle où vous le verrez affiché, précipitez-vous ! Enorme révélation que ce jeune baryton. Alliant générosité physique et vocale, il allie un instrument rarissime dans ses dimensions (l’aigu ne semble pas avoir de limites aux portes de la tessiture de ténor, la projection naturelle est d’une hauteur rarissime actuellement), à des qualités interprétatives et émotionnelles superlatives. Le cœur au bord des lèvres, Alaimo narre avec une limpidité de propos, les affres de son roi. Il justifie par son talent, le rétablissement des pages qui lui incombent, en leur rendant pleinement justice. Une immense ovation après sa scène, le récompensera dignement. Nous voudrions lui recommander de résister quelques années encore, aux tous grands emplois verdiens qu’on lui confie déjà malheureusement, en se concentrant sur un répertoire romantique plus en aval. Il serait dommage de ne pas durer dans une telle qualité comme il est bon de découvrir chaque chose en son temps.
Dans une période marquée par une série de prises de rôle à la limite de ses moyens, John Osborn était à l’origine prévu pour Gerardo. Il se retire finalement du projet. Dario Schmunck a accepté de sauver la soirée à dix jours de l’échéance. Le ténor offre une prestation en deux temps. Une première partie où il confirme ses affinités avec ce répertoire belcantiste où il est désormais à juste titre, un nom recherché. La voix est d’une belle qualité, fluide, souple et expressive. On s’étonne un peu d’un manque de projection et de mordant dans ses rapports avec la Nelly Miricioiu notamment. En deuxième partie, visiblement, le chanteur est mal à l’aise physiquement, tout en assurant sa partie plus que dignement, une oreille avertie entend que quelque chose ne va pas. Informations prises après le spectacle, Dario Schmunck arrivait de ….. Buenos Aires et fut victime en cours de représentation, d’une crise de Jet Lag. Nous nous réjouissons dans un avenir proche de réentendre ce bel artiste dans de meilleures conditions.
Une énième fois, rayonnante, Nelly Miricioiu descend l’escalier de velours rouge de sa maison. Souriante, silhouette de jeune première, elle savoure la longue ovation qui la précède et une nouvelle fois, le miracle roumain va s’opérer. Dans une forme vocale insolente, la Miricoiu va réussir tout ce qu’elle entreprendra aujourd’hui. Elle s’empare de sa Caterina, va l’investir afin de la servir et nous la raconter dans l’évolution psychologique de cette héroïne appartenant à la longue série de portraits féminins sacrifiés par amour ou par devoir politique, dont l’histoire de l’opéra est peuplée. Emouvante, passionnante, fascinante à observer et à écouter, la soprano va trouver en Caterina un véhicule idéal à ses moyens actuels. Moyens intègres, à la vocalisation intacte, aux aigus non négligeables et un haut médium de plus en plus riche. Ces moyens, conjugués à une école stylistique désormais en voie de disparition dans la jeune génération et aux valeurs artistiques qu’elle défend depuis toujours, vont offrir au public, toutes les satisfactions. Depuis le duo de vos premières amours, de la superbe scène nostalgique « Torna all’ospite tetto,… Vieni, o tu che ognora io chiamo »jusqu’à la fantastique scène finale préfigurant les échos patriotiques d’un jeune Verdi, l’autorité et la maîtrise seront au rendez-vous. Mais là, où d’autres seraient déjà heureux d’achever leur ouvrage, commence l’art de la Miricioiu. Pourtant si attachée à la technique vocale dont elle est une insatiable exploratrice, la beauté du son n’a pour elle jamais été une fin en soi. Ce qui transparaît de sa priorité artistique est ce besoin viscéral d’exprimer ce qu’un compositeur a désiré, au moyen du son juste, de la couleur idéale, de la nuance appropriée. Ce qu’elle a accompli cet après-midi est simplement remarquable tant dans la tenue du rang élevé qui est le sien, des services qu’elle a rendu à l’œuvre exigeante d’un compositeur si souvent trahi, enfin, que dans les multiples bonheurs offerts à son public. Qu’elle en soit remerciée.
Un coffret contenant un livre souvenir et des extraits des meilleures incarnations de la Miricioiu a, paraît-il, été un moment évoqué2… Le projet serait jusqu’à nouvel ordre et pour de prévisibles motifs, à l’arrêt. Cela nous inspire une fois de plus, tristesse pour ne pas dire colère. Opera Rara aura-t-il ce courage ? Comme aura-t-il un jour l’audace de publier les fabuleux trésors lives des Matinées Vara dormant dans les caves du Concertgebouw ? L’avenir nous le dira. Subsiste la retransmission de la radio dans un son excellent que les connaisseurs vont thésauriser pour la postérité. L’histoire finit toujours par reconnaître les siens…
(1) La collaboration entre le Concertgebouw et Miricioiu comprend Thaïs (Massenet 1985), Mefistofele (Boito 1985), Tancredi (Rossini 1987), Armida (Rossini 1988), Anna Bolena (Donizetti 1989), Lucrezia Borgia (Donizetti 1991), Maria Stuarda (Donizetti 1992), Roberto Devereux (Donizetti 1994), Semiramide (Rossini 1995), Norma (Bellini 1999), Ernani (Verdi 1999), Francesca da Rimini (Zandonai 2000), Les Vêpres Siciliennes (Verdi 2002), Iris (Mascagni 2003), Il Pirata (Bellini 2003), Jérusalem (Verdi 2005), Adriana Lecouvreur (Cilea 2006), Caterina Cornaro (Donizetti 2010).
(2) Dans cette hypothétique attente, le discophile écumera les disquaires d’occasions en espérant dénicher l’opus Vanguard, miraculeux et frustrant, Nelly Miricioiu, Live at the Concertgebouw, offrant des deux extraits de son Amenaide, les scènes finales d’Armida et le troisième acte de Mefistofele.