Claude Debussy (1862-1918)
Pelléas et Mélisande
Opéra en 5 actes et 19 tableaux
Livret de Maurice Maeterlinck d’après sa pièce de théâtre éponyme
Créé le 30 avril 1902 à l’Opéra-Comique, Paris
Mise en scène, Alain Garichot
Décors, Denis Fruchaud
Costumes, Claude Masson
Lumières, Marc Delamézière
Mélisande, Ingrid Perruche
Pelléas, petit-fils d’Arkel, Kevin Greenlaw
Golaud, frère de Pelléas, Nigel Smith
Geneviève, mère de Golaud et Pelléas, Elodie Méchain
Arkel, roi d’Allemonde, Jean Teitgen
Le petit Yniold, Léa Giquello
Un médecin, Vincent Billier
Un berger, Benjamin Colin
Choeur de l’Opéra national de Lorraine
Orchestre symphonique et lyrique de Nancy
Direction musicale, Juraj Valcuha
Production Opéra de Rouen Haute Normandie
Nancy, Opéra national de Lorraine, le 26 janvier 2010, 20 heures
Harmonie du soir
Tout commence bien. Après quelques mesures d’introduction à l’orchestre qui nous introduisent directement dans l’intimité de Pelléas et Mélisande, cette œuvre si particulière, le rideau s’ouvre sur une belle image de Denis Fruchaud : un plateau nu dans une boite noire aux ouvertures invisibles, un fond de ciel sombre où flotte un nuage de brume projeté, un sol noir, comme liquide, qui reflète la lumière, le tout dans l’atmosphère crépusculaire d’un hiver nordique. Ce séduisant décor du lever de rideau sera trop souvent gâché par la les éléments de décors. Mastodontes disproportionnés censés « permettre une légèreté dans les changements de scène1 », ils encombrent et le superbe éclairage de Marc Delamézière ne réussit pas à les faire oublier. Les changements sont effectués à vue par d’étranges servantes en robe du soir mais, mal réglés, ils débordent plusieurs fois sur les interludes, ce qui nécessite la fermeture du rideau et casse le rythme.
Revenons à la première image : de la lumière chaude se concentre sur Mélisande assise sur le sol, comme flottant sur l’eau, sa robe blanche formant cercle autour d’elle, le visage dissimulé sous un masque portatif blanc qu’elle éloigne lentement pour se découvrir tout à fait. Elle dépose le masque par terre et le contemple tranquillement. A l’arrivée de Golaud, elle se lève calmement et s’éloigne, le masque devant la figure et ses « ne me touchez pas » ressemblent plus à des ordres péremptoires donnés à un subordonné par une grande dame qu’aux cris d’épouvante d’une pauvre fugitive.
Alain Garichot part du principe que Mélisande est un « personnage mystérieux » et que tous les autres « se retrouvent à n’être que des énigmes vivantes ». Il en conclut que « le mystère qui les entoure ne requiert aucune exégèse, aucune réponse ». Or point n’est besoin d’exégèse pour comprendre qui est Mélisande, d’où elle vient et pourquoi elle s’est enfuie car tout est dit dés la première scène. Mélisande est une jeune reine : « C’est la couronne qu’il (le roi) m’a donnée. » Elle a fui son époux et son royaume parce qu’on lui a fait du mal. La seule vue d’un homme la plonge dans l’angoisse et l’affolement. A la vue de Golaud, terrifiée, elle crie sa détermination à ne plus supporter l’étreinte masculine, preuve qu’elle en en a souffert : « Ne me touchez pas ou je me jette à l’eau ! »
Pour rendre plausible son interprétation personnelle, le metteur en scène ignore le texte quand celui-ci ne correspond pas à sa propre vision. Les paroles, parfaitement articulées et de surcroît surtitrées en français, sont souvent vidées de leur sens. « …Du début à la fin de l’œuvre, c’est de sensualité qu’il s’agit », explique-t-il. L’idée directrice met en veilleuse les autres aspects de l’œuvre : la cruauté de l’univers d’Allemonde, les tortures mentales infligées par Golaud à Mélisande, les violences qu’il exerce sur elle, sur Yniold, et l’horreur de son crime fratricide, excusé par Arkel : « C’est terrible mais ce n’est pas votre faute. » C’est la perversité de Mélisande qui est mise en évidence, sans qu’il soit tenu compte de sa peur panique de la sexualité masculine ni de l’univers poétique dans lequel elle s’est retranchée. Or, c’est dans l’amour de Pelléas qu’elle trouvera le bonheur. Sans lui, elle ne pourra plus vivre. Au lieu de cela, on la voit découvrir peu à peu la jouissance physique en solitaire, jusqu’à ce qu’enfin elle se jette dans les bras de Pelléas sous les yeux de Golaud, prêt à tuer.
Fort heureusement, Juraj Valcuha, dans le regard duquel les interprètes puisent leur inspiration, nous restitue pleinement l’univers de Debussy : les sons et les parfums tournent dans l’air du soir. L’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, sous sa baguette inspirée, sensible et délicate, met en valeur l’harmonie ; les accords s’enchaînent, limpides, sans jamais se résoudre et l’on perçoit le coloris particulier de chaque instrument sans jamais perdre l’ensemble de vue. On est emporté dans un élan qui ne faiblit jamais. Juraj Valcuha souligne les contrastes sonores et rythmiques, raconte les émotions des personnages, leurs contradictions, leur terrible solitude, leur détresse. Il sait aussi donner tout son sens au silence, si présent dans la partition, et porteur d’angoisse comme de bonheur. « Il y a toujours un silence extraordinaire… On entendrait dormir l’eau. »
Ingrid Perruche en Mélisande assume bravement l’interprétation qui lui est proposée, se coulant dans un personnage sensuel, autoritaire et provocateur. Son timbre riche en harmoniques n’est pas tout à fait celui que l’on attend de Mélisande, il forme, dans l’aigu, comme une gerbe de rayons de couleurs différentes. La Geneviève d’Elodie Méchain au timbre de cor anglais, égal sur toute la tessiture, réchauffe l’atmosphère glacée d’Allemonde par son humanité. Son personnage, sacrifié, aurait gagné à être développé. On s’étonne du choix de la jeune Léa Giquello pour le rôle d’Yniold, sa voix est instable, à peine audible. Du reste, son personnage est très affaibli par la mise en scène, il erre, amorphe, comme sur la lune, ce qui déstructure la scène où Golaud le contraint à espionner « petite mère » et « petit père ».
Jean Teitgen impressionne par la prestance et la noblesse de sa voix aux graves lumineux (il est moins à l’aise dans ses aigus tenus). Très bien servi par son costume, il campe une figure de père oppressante tout en trouvant de subtils accents de tendresse pour sa petite fille Mélisande. Nigel Smith, timbre de bronze aux aigus éclatants, est un excellent acteur. Il incarne un Golaud vocalement saisissant, tout en contradictions. Sa voix se marie bien avec celle de Kevin Greenlaw qui possède les aigus d’un baryton martin et les graves d’un baryton lyrique, le tout parfaitement unifié. Il est l’adolescent lumineux et pur de la partition qui a grandi dans la solitude et s’est formé lui-même. Mentionnons également la prestation courte mais remarquée de Vincent Billier dans le médecin. Une soirée forte en émotions contrastées !
Elisabeth Bouillon
1 Cf. l’article du programme « Echos de la mise en scène » signé par Alain Garichot.