Le War Requiem, composé par Britten pour la consécration de la Cathédrale de Coventry en 1962 a beau être connu, il est rarement donné en France ; sa dernière exécution au Festival de St Denis datait de 2007. Saluons donc la direction de l’Orchestre de Paris pour avoir programmé cette œuvre monumentale qui devait être à l’origine conduite par Richard Hickox et qui a finalement échu à Ingo Metzmacher, pour ses débuts avec cette phalange.
Ardent défenseur de la musique du 20e siècle et de partitions contemporaines, Ingo Metzmacher n’a conduit qu’une fois ce requiem en succédant au pied levé à Mstislav Rostropovitch, le célèbre violoncelliste – devenu chef sur le tard – lui, l’ami de Britten et de Peter Pears, mais également époux de la soprano Galina Vichnevskaïa, qui aurait dû créer le War Requiem, mais dont la présence en Europe fut interdite par les autorités russes. Heather Harper lui succéda, mais Galina Vichnevskaïa put tout de même participer à l’enregistrement réalisé par Britten en janvier 1963 (Decca) avec comme à la création, Pears et Dietrich Fischer-Dieskau, deux solistes qui, selon l’auteur, appartenaient aux deux pays – l’Angleterre, l’Allemagne – les plus meurtris par les conflits mondiaux.
Totalement détruite après la seconde guerre mondiale, la Cathédrale de Coventry renaît donc de ses cendres en 1962 : Britten compose ce War Requiem dédié à la mémoire de soldats morts aux combats et pour lui donner une spécificité, choisit d’insérer à la liturgie habituelle (en latin), les poèmes pacifistes de Wilfred Owen, tombé sur le champ de bataille une semaine avant l’armistice de 1918, à 25 ans.
A œuvre grandiose, dispositif équivalent : trois solistes vocaux, un grand chœur, un chœur d’enfants, un orgue, un grand orchestre et un orchestre de chambre. Ingo Metzmacher est l’homme de la situation. Solide, inspiré, il se montre dès les premières mesures du « Requiem aeternam » à la hauteur de nos attentes. L’univers de désolation qu’il dépeint, soutenu par un glas sinistre, est à la fois lourd et angoissant. Comme une lente procession à travers un paysage dévasté, le tissu orchestral auquel se joint rapidement les voix des enfants, puis celles des adultes, s’éclaircit alors pour mieux mettre en avant la première intervention du ténor « What passing-bells for thoses who die as cattle ». Magnifiquement timbrée, fine de texture mais projetée avec mordant, la voix de Paul Groves, grave et dépouillée confère aux mots d’Owen une beauté bouleversante, à la portée quasi surnaturelle. Peu après Matthias Goerne, moins familier de la langue anglaise que son confrère américain, compense ce léger handicap par un timbre chaud et enveloppant, tandis que l’intensité et la sincérité de son interprétation accentuent la haine que manifeste le poète envers toute destruction, en déplorant la violence et la guerre.
Metzmacher manie avec adresse et virtuosité la matière orchestrale rutilante, souligne les étranges alliages de sonorités inventés par Britten pour traduire un certain malaise, joue avec les rythmes, les couleurs venues d’extrême Orient, relève ici la pulsation cardiaque des timbales, là des stridences (« Liber scriptus »), ou encore les références à Mahler (« Dies irae »), par de puissantes attaques. Indra Thomas, placée en hauteur entre les chœurs et les solistes masculins, assume fièrement la partie réservée à la soprano, de sa voix large et vibrante, capable de tenir tête sans faiblir au flot parfois torrentiel de l’orchestre.
Emporté par la force dégagée par cette immense partition, où chaque instrument tient sa place et où chaque voix individuelle ou en groupe joue son propre rôle, Ingo Metzmacher semble avancer sans qu’à aucun moment l’architecture ne lui échappe. Le geste sûr, la pensée en éveil, il ajuste les masses avec clarté, maîtrise les flux, galvanise les chœurs pour édifier cette œuvre avec l’héroïsme, l’ambition et la cohésion indispensables. Si le chef parvient souvent à dompter le tumulte orchestral, il sait aussi révéler la délicatesse qui accompagne les poèmes d’Owen et qui semble les faire flotter dans une atmosphère irréelle. Durant le « Libera me », d’abord parcouru de terribles accents de panique venus du chœur, la voix de la soprano sort de cet apparent chaos avant celle du ténor, totalement esseulé (« It seems that out of battle I escaped »), qui reconnaît l’adversaire comme ami. Puis le baryton confirme à son tour ce sentiment de compassion partagée. Le silence semble enfin revenu (celui des armes qui se sont tues) et la paix retrouvée ; « Let us sleep now » (« Dormons à présent ») répètent à l’unisson ténor et baryton, pendant que les cloches se mettent à teinter, tel un glas conclusif et peu optimiste sur l’avenir. Médusé, écrasé par tant d’émotion, le public reste muet pendant de longues secondes avant d’applaudir. Succès triomphal pour ce concert saisissant.