Resté seul après le départ brutal de Marietta, Paul s’affale sur son canapé et sombre dans un sommeil agité. C’est à ce moment précis que l’élégante mise en scène de Willy Decker révèle toute son ampleur. Les rêves de Paul se succèdent, habilement joués en arrière-scène. On les aperçoit par une sorte de fenêtre lointaine qui nous rappelle que Korngold lui-même usera à plusieurs reprises des artifices du théâtre dans le théâtre (en citant Robert le Diable par exemple) au fil de l’œuvre. Pendant que le rêve prend forme, le réel se déstructure : le plafond vacille, les murs s’effondrent et laissent mieux s’exprimer les figures grimaçantes qui hantent les pensées de Paul. Celles-ci ne tardent pas à prendre possession de tout l’espace, investissant ce qu’il reste de la maison, faisant de celle-ci le lieu où toutes les tortures du pauvre veuf prennent place, avant même que Marietta finisse par s’y installer. Dans ses rêves terribles, Paul assiste effaré à l’effondrement de ce qu’il chérit le plus au monde : sa défunte épouse tout d’abord, sainte femme devenue vedette de cabaret, lançant ses cheveux comme Carmen jette sa fleur à Don José, et dont le beau portrait de madone est grimé en squelette hideux. Les austères maisons de Bruges ensuite, montures cauchemardesques, théâtre des vociférations de Franck, lui aussi proche parmi les proches soudain devenu hostile. Même dans la séduction Paul ne trouvera pas le réconfort : plus perverse que jamais, Marietta-Salome le bouscule dans sa foi, et donc dans son amour conjugal, tant l’une et l’autre sont pour lui inextricablement liées. De quoi bouleverser ses habitudes : au final, ce sont moins les invitations au voyage de Franck que la vue de son salon éprouvé par les mauvais rêves et les hallucinations qui décidera notre héros à quitter « Bruges la morte », ainsi que l’appelait Rodenbach. Cette intrigue complexe, qui pourrait être illustrée trop sagement par des scénographes apeurés par la mise-en-abyme, ou à l’inverse compliquée par des metteurs en scène prompts à jouer les psychanalystes (c’est un peu par là que pêchait Inga Levant à Strasbourg et au Châtelet), Willy Decker en fait un spectacle complet, où onirisme et réalisme se confondent sans troubler la lisibilité de l’action et de la direction d’acteur. Cette omniprésence du rêve, sensible dès la fin de la première confrontation Paul/Marietta, légitime pleinement les tableaux hauts en couleurs auxquels nous assistons : ni les processions, ni les crucifixions, ni les costumes de carnaval ne semblent ici incongrus, ou même insolites. Decker dresse son spectacle avec une logique implacable, et parvient à mettre en lumière chaque arcane de la Ville Morte sans jamais la caricaturer ou la simplifier. Mieux : il unifie merveilleusement bien cet opéra génial qui aurait pu, en d’autres circonstances, paraître un peu décousu. En somme une production à la hauteur de l’enjeu : il fallait bien cela pour fêter dignement l’entrée de ce chef-d’œuvre au répertoire de l’Opéra de Paris.
Egalement à la hauteur de l’enjeu, la direction d’orchestre. Voir la battue sans affects de Pinchas Steinberg tirer de la partition de Korngold une palette de rythmes et de couleurs d’une telle subtilité ne cesse de fasciner. Sous cette direction cartésienne, l’orchestre de l’Opéra s’épanouit avec une liberté et une virtuosité très rarement entendues. Une fantaisie sonore d’une beauté spectaculaire se développe tout naturellement dans nos oreilles, alors que l’œil seul ne discerne que rationalité rigoureuse. Un mystère qui rend pleinement justice à la créativité d’Erich Korngold.
Face à une telle fosse, et dans un tel spectacle, la distribution aurait fort à faire pour être, elle aussi, à la hauteur de l’enjeu. Et pourtant elle y arrive… presque. Rien que des éloges sur les seconds rôles, Doris Lamprecht en tête, émouvante Brigitta, d’une plénitude vocale que nous avouons ne pas lui avoir soupçonnée jusque-là. Encore plus d’éloges, si c’est possible, pour Stéphane Degout, Franck à la timidité touchante dans la vraie vie, et sorte de Mephisto rageur dans les cauchemars de son ami. Son Fritz n’est pas en reste, qui nous gratifie d’un « Mein sehnen, mein Wähnen » dont l’intelligence ne surprendra pas ceux qui savent le Liedersänger qu’il peut être. Eloges aussi, comme de bien entendu, pour le couple-vedette, mais affectés de quelques nuances. Ricarda Merbeth s’empare de son personnage à bras le corps, avec une sincérité, une endurance (et des aigus !) qui forcent l’admiration. L’incarnation scénique révèle en outre une actrice qui a tout compris du caractère éminemment polymorphe de son rôle. Mais dès son entrée, on ne peut que constater la présence d’un vibrato quelque peu gênant –encore qu’il semble s’atténuer au cours de la soirée, qui surexpose les teintes assez métalliques du timbre. Conquis tout de même, on se joindra de bonne grâce au triomphe que lui réserve le public, mais on ne peut s’empêcher de songer à ce qu’auraient pu offrir, dans ce rôle et dans cette production, une Nina Stemme, une Eva-Maria Westbroek. Quant à Robert Dean Smith, il fait tout son possible, dans un des rôles les plus difficiles du répertoire. Tout son possible, c’est déjà beaucoup : la qualité du legato, la subtilité des nuances, la noblesse de la voix, la simple beauté du timbre,… tout cela le range dans cette catégorie un peu spéciale de ce que l’on pourrait appeler les « Heldentenor mozartiens » (dont le plus éminent représentant est sans doute Ben Heppner). Il a, nous l’avons vu, les qualités inhérentes à cette catégorie, mais il en a aussi les défauts : un volume assez limité (et face à un orchestre aussi rutilant que pléthorique, ça ne pardonne pas), et une endurance sérieusement éprouvée au fur et à mesure que la soirée avance. Mais dans l’état de grâce où nous nous trouvons, nous préfèrerons voir le verre tel qu’il est, plein à 80%, au lieu de nous efforcer à le faire passer pour moitié vide : rares sont les chanteurs qui pourraient faire mieux.