Ah, les aléas du star-system ! Pour perpétuer la tradition des grands couples soprano-ténor, Deutsche Grammophon avait eu assez de flair pour propulser au tout premier rang médiatique deux artistes qui faisaient déjà, chacun de leur côté, une prometteuse carrière, Anna Netrebko et Rolando Villazon. Elle, le plus opulent des timbres et la plus belle des femmes, lui le chanteur le plus dynamique et le plus grisant de sa génération : voilà qui ringardisait tout sur son passage, même le couple Alagna-Gheorghiu ! Seulement, comme le reste, les contes de fées ont une fin, et Rolando se retrouva en proie à des déboires vocaux qui ne lui permirent plus de tenir le rythme effréné de sa consœur. Si les retrouvailles ont été régulièrement annoncées (y compris au Palais Garnier, pour une reprise d’Idomeneo désertée de toute part), aucun projet hors du disque ne semble devoir aboutir avant la mi-2010, si tout se passe bien. L’une poursuit à toute allure sa carrière de star, l’autre se repose pour soigner sa voix ; ainsi se sont séparés leurs chemins.
Mais s’il est une chose plus populaire encore que Netrebko et Villazon réunis, c’est bien l’idée du récital à deux. Deux vedettes pour le prix d’une, la promesse d’une alternance opportune entre grrrrands airs et grrrrands duos,… A défaut de l’équipe, ne changeons pas un concept qui gagne ! Pour remplacer Villazon, on a fait appel à Massimo Giordano. Déjà remarqué un peu partout (Met, Glyndebourne, Berlin, Munich, ROH et, dans son Italie natale, à Milan et à Parme), le ténor sera notamment à l’affiche de la Bohème cet automne à l’Opéra-Bastille, où il alternera avec Stefano Secco dans le rôle de Rodolfo. Pour l’heure, sa prestation de ce soir ne marquera pas les esprits. « Una furtiva lagrima » et « Che gelida manina » le montrent court de souffle et d’aigu, la ligne de chant accusant par ailleurs un certain manque de legato. De belles nuances, et un engagement total rendent certes plus émouvant son Lenski, mais les duos avec Netrebko le montrent trop effacé. Peut-on encore parler d’un récital à deux, quand l’écart est tel entre la soprano et son ténor ? Sur le plan vocal, Villazon était bien souvent dépassé par Netrebko (le volume !), mais sa fantaisie et son allant le mettaient au même niveau qu’elle dans le cœur des spectateurs, et sous la plume des critiques. Ici, on est doublement déçu : d’abord parce que les deux chanteurs ne sont absolument pas équivalents, ni en terme de voix ni en terme de présence, ensuite parce que le jeune Giordano se cantonne encore (et avec raison) à des rôles « légers », tandis qu’un partenaire plus affirmé aurait permis à Netrebko de s’épanouir dans des duos autrement conséquents.
Car la star de la soirée, c’est elle, assurément ! Faute d’avoir pour collègue un tenor spinto, elle ne peut certes pas déployer à l’envi son grand soprano lyrique, mais qu’importe : Juliette, Lucia, Adina, Rusalka, Mimi, ce soir, sont toutes des grandes dames ! L’élocution reste énigmatique, la caractérisation est parfois sommaire (le programme, fourre-tout au possible, n’arrange rien), mais la magie ne tarde pas à opérer. Cette voix fait l’effet d’un roc que l’on aurait couvert de velours : le moelleux inaltérable du timbre cache une solidité à toute épreuve. La robustesse du matériau, est comme enrobée de capiteuses couleurs. L’aigu, aisément tenu, achève de nous rassurer quant à la santé vocale de la soprano : ses Lucia problématiques en début d’année ne sont plus qu’un lointain souvenir. Preuve nous en est donnée grâce à une magnifique interprétation de « Regnava nel silenzio », où Netrebko assume crânement toutes les embûches de la partition. On lui saura gré, enfin, de nous avoir offert en bis un « Meine Lippen » endiablé, touche de fantaisie et d’humour salutaire avant le fatidique « Libiamo »…
Les mauvaises langues auraient conclu en remarquant qu’il était facile à Netrebko d’être la vedette du concert, vu l’entourage. Et de fait, ce n’est pas l’Orchestre National d’Île de France qui risquait de rehausser la concurrence. Malgré toute sa bonne volonté, Keri-Lynn Wilson n’a pas réussi à discipliner des musiciens qui ne nous auront rien épargné, ni les cuivres qui faussent au début de Nabucco, ni les cordes qui s’emmêlent les pédales dans la Polonaise d’Eugène Onéguine (on remarquera, une fois de plus, l’originalité de la programmation…). Alors en sortant de la salle Pleyel, on se promet de ne pas faire la fine bouche sur Anna Netrebko : cette soirée, c’était un peu la sienne…