Depuis que les opéras de Haendel font partie, au même titre que ceux de Bellini ou de Verdi, du Bel Canto « populaire », une simple compilation de grands airs ne suffit plus (encore que l’industrie du disque s’en repaisse abondamment). Félicitons-nous alors de cet engouement pour le compositeur de Water Music, qui incite certains interprètes à bâtir leurs programmes de récital avec une originalité et une intelligence renouvelées.
Lawrence Zazzo, qui propose au cours de la première partie des pages de jeunesse (composées pendant les années italiennes du jeune musicien, de 1706 à 1710), et après l’entracte des airs de « maturité » (extraits d’oratorios ou d’opéras plus tardifs, écrits en Angleterre), dresse ainsi un portrait transversal et nuancé de Haendel. Pour autant, une menace pèse invariablement sur ce genre d’initiative : à trop vouloir accentuer la progression musicale et artistique d’un compositeur tout au long de sa carrière, ne prête-t-on pas le flanc à des comparaisons peu flatteuses pour les œuvres un peu « vertes », en les exposant à la concurrence déloyale de leurs plus brillantes consœurs, fruits d’un artiste au sommet de son génie ? De cette manière, ne court-on pas le risque de dévaloriser cela-même que l’on souhaitait mettre en exergue ? Le contre-ténor américain sait éviter l’écueil, il est vrai aidé par un compositeur qui acquit très tôt une maturité musicale stupéfiante : le stoïcisme teinté de bienveillance de « Crede l’uomo ch’egli riposi », le développement psychologique si rapide et si profondément marqué du personnage d’Ottone dans Agrippina, voilà autant de pages qui ne correspondent pas à l’idée que l’on se fait habituellement des œuvres de jeunesse ! Ces pages, Zazzo les aborde avec ses qualités habituelles : voix excellemment projetée, timbre aussi coloré que charnu, virtuosité technique qui, liés à un enthousiasme naturel, le rendent immédiatement attachant. L’aisance dans les extraits du Trionfo del Tempo e del Disinganno, la ferveur (et le legato !!!) du « Te decus virgineum », l’arrogance puis le désarroi qui structurent les airs d’Ottone… tout cela commence joliment notre concert. Survient alors, pour le mélomane angoissé qu’est votre serviteur, la menace d’un deuxième écueil : si la première partie est si bien caractérisée, comment la seconde pourra-t-elle se démarquer, alors même que le but de ce récital est de montrer les différences entre le Haendel « jeune » et le Haendel « mûr » ? En somme tout cela est très beau ; mais comment pourrait-ce devenir plus beau encore ?
Heureusement, après l’entracte aussi, les bonnes surprises sont toujours au rendez-vous. Décidant d’adapter la forme au fond, Zazzo casse les codes du récital de la même façon que Haendel cassa ceux de l’aria da capo dans la scène de folie d’Orlando. Exit, ces quelques minutes de silence (et de baisse de tension !) pendant lesquelles chef et chanteur, entre deux airs, sont en coulisses. Exit, l’image du divo attendant la main sur le cœur que l’orchestre se taise pour recueillir sa dose d’applaudissements : après un « Cielo se tu il consenti » d’anthologie, emporté dans un seul souffle, Zazzo n’attendra pas l’ovation d’un public bouleversé pour quitter la scène à grands pas, comme il le ferait au théâtre. Exit, aussi, par conséquent, le concert statique dont le soliste indéboulonnable, les deux pieds vissés sur la scène, ne donne de son art qu’une image tronquée : la folie d’Orlando est un authentique moment d’opéra, où les gestes et les mimiques faciales, pleinement assumés, se font mise en scène. Commencée en douceur et par un clin d’œil (« Mortal thinks that time is sleeping » est une réplique frappante de sa grand-sœur-jumelle, d’un demi-siècle son aînée « Crede l’uomo ch’egli riposi »), poursuivie par des extraits de Esther où Haendel, plus érudit que jamais, abandonne les apprêts délicatement brodés en début de programme, cette deuxième partie s’achève donc sur une note triomphale, qui ne laisse pas le public indifférent ! Rappelé 4 fois, Zazzo chantera 4 fois : un extrait du Choice of Hercules, oratorio composé dans la dernière décennie du compositeur, l’inévitable (mais qui s’en plaindra ?) « Ombra mai fu », puis à la demande générale, une reprise des deux extraits d’Agrippina. Et ce sans jamais perdre ni la sûreté de l’aigu, ni la rondeur du timbre, ni surtout une bonne humeur résolument contagieuse !
A en juger par les chaleureuses embrassades des saluts, Zazzo et Patrick Cohën-Akenine s’entendent à merveille. Ce dernier, à la tête de ses excellentes Folies Françoises, a-t-il pour autant montré un même niveau de fantaisie et d’inventivité que son soliste ? Paradoxalement, on appréciera d’autant plus les interludes orchestraux disséminés au gré du concert que l’accompagnement des airs nous aura semblé un rien trop sage. Pour une fois, les ouvertures, Concerti, et mouvements de Sinfonia distillés dans le programme auront été traités avec tout le sérieux requis, et pas en simples pièces de circonstances… Là encore, qui s’en plaindra ?