C’est au son de la cornemuse et du tambour que les badauds étaient accueillis dimanche après-midi place Flagey, lieu hype de la capitale européenne. Le spectacle, insolite et magique, de ces gaillards en tartan vert et bleu défilant devant un rutilant autobus à impériale était mis en scène par le festival de Wallonie, qui investissait les anciens studios de la RTBF aujourd’hui reconvertis en salle de concert et maison de la culture. La veille au soir, le Messie donnait le coup d’envoi de cette nouvelle édition intitulée « Britannia », un thème et une affiche évidemment inspirés par les anniversaires de Purcell et Haendel. Le dimanche, huit concerts éclectiques attiraient un public familial et cosmopolite, du Petit Ramoneur de Britten aux dialogues du jazz et de la musique arabe en passant par les Pump and circumstances d’Elgar. Mais le clou de cette inauguration résidait dans la présence exceptionnelle de la Royce Rolls des contre-ténors: James Bowman. Les organisateurs n’étaient pas peu fiers d’annoncer le seul récital du chanteur programmé cette année hors de Grande-Bretagne.
L’attachement et la fidélité à un artiste, le goût de la nostalgie, la conscience plus ou moins diffuse de vivre la fin d’une époque, une curiosité, mêlée d’appréhension animaient sans doute plus d’un spectateur. Le choc n’en fut que plus grand ! Impossible de s’abandonner aux souvenirs, le présent magnétise et bouleverse : le timbre immédiatement reconnaissable est intact, la projection admirable et l’ampleur inimaginable. Cette santé vocale est déjà un fait rare chez un chanteur de 67 ans, mais chez une plante fragile comme le falsettiste, pour reprendre une image de Bowman, cela relève du prodige. Et là où le disque flatte outrageusement l’organe modeste, sinon confidentiel de tant d’altos masculins, le concert nous rappelle, au contraire, qu’il escamote le miracle de cette rondeur, de cette plénitude et de ce timbre si pénétrant. L’excellente acoustique du studio 4, où désormais les maisons de disque installent leurs micros (Biondi y a enregistré le Bajazet de Vivaldi), ne suffit pas à expliquer cet impact. La puissance de son chant a propulsé Bowman sur les scènes d’opéra et frayé la voie à ses pairs cantonnés au salon et à l’église, cela tout un chacun le sait, mais personne n’aurait pu prédire qu’il réussirait à préserver ce don des dieux. Interrogé à l’issue du concert sur cette longévité, il se contente d’invoquer la prudence dont il a essayé de faire preuve tout au long de sa carrière. Manifestement intimidé par l’admiration qu’il suscite, il préfère exprimer la sienne pour la génération actuelle… Le poncif qui veut que les grands aient le triomphe modeste n’est pas sans fondement.
J’entends déjà les fâcheux, les médecins de la voix asséner que le Temps a néanmoins accompli son œuvre et entamé les ressources de notre héros. De fait, le souffle vient parfois à manquer et la vocalise se raidit chez Haendel. Mais ses Dowland quintessenciés nous touchent en plein cœur ! Est-ce parce qu’il n’a plus rien à prouver, parce qu’il se sent libre ? James Bowman quitte cette réserve, ce flegme qui lui a été souvent reproché et investit le texte avec une générosité et une franchise d’accents désarmantes. Le corps exulte, les mains sculptent les mots, cet homme vibre comme une immense lyre. Il aime à dire que sa voix a connu deux âges, le troisième semble avoir libéré le poète. C’est l’autre bonne surprise de cette soirée. Mon voisin nuance et se souvient de concerts mémorables où Bowman se donnait sans compter et subjuguait l’auditoire, du reste comme ce dimanche à Bruxelles, où une partie du public lui réserve une standing ovation. Il offre trois bis élisabéthains dont une reprise onirique d’If my complaints could passions move.
En attendant que la BBC livre ses trésors live, signalons la sortie imminente sous le label Lyrita d’un inédit en CD : des Canciones Españolas de John Tavener créées en 1972 par James Bowman et Kevin Smith, puis gravées en 1975.