On a assez répété que la voix de Jonas Kaufmann était de nature plutôt intimiste. Mais qu’il nous soit permis de ne pas réduire l’art d’un chanteur à une question de volume. S’il faut parler en termes de personnalité vocale, alors oui, on doit lui reconnaître un timbre sombre, couvert voire réservé. Ce soir à l’entracte, les critiques fusent naturellement sur son interprétation des Puccini. Que le chanteur, très à l’aise techniquement en jouant de ce caractère, privilégie dans son interprétation des effets de piani à l’étalement de décibels, comment le lui reprocher ? Quoi, faut-il qu’un ténor travestisse sa voix, mette en danger la santé de son instrument, simplement pour coller à l’idée qu’un public aime à se faire du répertoire italien ? Cela fait penser à certains amateurs dogmatiques du répertoire ancien qui pensent retrouver par un diapason factice un fragment d’authenticité du XVIIe, et oublient que le plaisir de l’interprétation « d’époque » est avant tout la mesure qu’on éprouve de sa distance, les sonorités chatoyantes d’un orchestre baroque venant en partie de leur charme à proprement parler désuet, un sentiment nécessairement étranger pour leurs contemporains : et ce plaisir de l’objectivité scientifique est en réalité bien subjectif. Penser l’interprétation comme la recherche de l’idéal du style italien par exemple, d’un Puccini idéal, c’est se refuser le plaisir pourtant premier de l’interprétation, c’est à dire l’art de la variation et de la confrontation, c’est également y projeter une frustration bien idéologique avec les atours d’une scientificité musicologique ; même au concert, on entend ce que l’on a envie d’entendre.
Si l’on veut donc bien admettre lors d’un récital, qu’un compositeur ou qu’une œuvre ne se réduise pas dans l’absolu à ce qu’on vient y voir, alors on pardonnera bien à Kaufmann de ne pas donner la même luminosité que Pavarotti dans « Che gelida manina », ou la vaillance de Corelli dans « E Lucevan le stelle ». Car ce qui est admirable au contraire, ce n’est pas l’interprétation en soi, mais bien aussi sa rupture avec l’éducation d’un public dans ce répertoire, c’est cette opposition qui enrichit et définit le travail de Kaufmann. Et voilà aussi ce qui doit déplaire à certains.
Ce plaisir est pourtant celui de la partition et de sa redécouverte, de son respect et de son intelligence. Ainsi, ce pianissimo – autographe – à la fin de « La fleur que tu m’avais jetée » (1) (combien l’ont même osé ?) ou encore le poème d’Ossian « Pourquoi me réveiller », rendu avec une angoisse et une noirceur très barytonnante ! S’il se laisse couvrir dans le medium par l’orchestre (qu’on aurait bien mis en fosse…) les aigus ne manquent pas d’éclat. On remarque aussi quelques accidents sur l’homogénéité de la voix, ou parfois le sentiment d’être déjà au bout de sa capacité, mais est-il vraiment possible d’en déduire quoi que ce soit ? Car il n’est pas une intention musicale, pas une prise de risque qui ne semble résister à la technique du chanteur, et d’ailleurs, il semble que ce soit par choix qu’il assombrit ou affaiblit l’émission ; car enfin, l’essentiel demeure : autant pour la diction parfaite dans tout le programme que dans le soutien des phrasés. Une telle intelligence musicale exceptionnelle.
Comme à chaque récital de chant, les intermèdes musicaux sont troublés par l’impatience du public et les approximations des orchestres. Ce soir n’échappe pas à la règle, la faute en particulier aux cordes. L’ouverture de Weber en revanche, ainsi que les pupitres de vents, prennent sous la direction décidée de Michael Güttler une belle dimension.
Pour terminer le programme, « In fernem land », même s’il faut rappeler que cet air n’est pas vraiment représentatif de l’endurance nécessaire à une représentation de Wagner, confirme néanmoins l’intérêt de sa prise de rôle par la mise en valeur du texte et son intensité : quel silence dans le théâtre. Des bis enfin on retiendra sans hésiter Manon plutôt que Rigoletto, où les quelques vocalises passent difficilement – sans pour autant amoindrir l’enthousiasme du public pour cet immense musicien.
Après deux récitals parisiens exceptionnels, on attend avec impatience le second disque du ténor pour Decca et sa prometteuse collaboration avec Claudio Abbado à la tête du Mahler Chamber Orchestra.
(1) On peut se demander pourquoi Bizet choisit une telle nuance sur une cadence finale, intense du point de vue de l’écriture (jusqu’au Sib), et du sens. C’est que la tension de ces quelques mesures ne réside pas dans la densité sonore, mais dans la complexité harmonique : la mélodie collerait en effet au schéma harmonique classique d’une cadence parfaite (« J’étais une chose à toi », IVème degré et « je t’aime », la sensible, sur une 7è de dominante), que Bizet évite au dernier moment en trois accords hallucinants sous la sensible tenue par le ténor, qui devient successivement la tierce d’un accord de la mineur (et non pas celle de la septième de dominante attendue) puis la tonique de do majeur ! Un capharnaüm harmonique féérique quand il n’est pas couvert par un ténor à pleine voix…