Production légendaire de 1993, la Calisto de Cavalli est reprise en hommage à Herbert Wernicke, décédé en 2002. Grand disciple de l’allégorie, Wernicke avait déployé dans cette production un trésor de cohérence et de poésie, conjuguant les contradictions apparentes comme autant de portes ouvertes sur l’imaginaire et le plaisir. On retrouve intacte la boite bleue magique ornée des constellations empruntées au plafond de la salle de la mappemonde de la Villa Farnese de Caprarola, les trappes et les nacelles astucieuses engloutissant ou régurgitant humains et dieux dans un ballet comique incessant, l’ambiance commedia dell’arte grivoise, aux délires paillards joyeusement appuyés, dont le souffre rend encore plus délicieuse la poésie des faux-semblants, des travestissements et des amours illicites. Une telle compréhension du Seicento et du vocabulaire baroque, une telle intelligence dans sa restitution scénique contemporaine, avec une grâce et une imagination pétillante, ne pouvaient que survivre au créateur.
Il n’en reste pas moins que la crainte était forte pour le spectateur de revenir à ses amours anciennes… Que Dagmar Pischel, ancienne assistante de Wernicke, reprenne la production, était un rempart probable contre la trahison. Mais qu’en serait-il du chant et de la réalisation musicale ? Certes, il s’agit toujours à la baguette du même Jacobs, qui ne sera jamais assez remercié de l’énorme travail de restitution de la partition qu’il a accompli. Quinze ans plus tard, quelle lecture allait-il donner de ce qui n’est au départ que squelette de partition à habiller de pied en cap ? Si certains ajustements sautent aux yeux (deux clavecins au lieu de trois, mais tout aussi diserts), ou aux oreilles (trombones ajoutés aux cornets dans les sinfonias et ritournelles), l’opulence initiale est retrouvée, Jacobs persistant dans le choix – légitime – de « l’esprit et non la lettre », le manuscrit comme esquisse , étude, que « l’atelier » des musiciens, et parfois même au moment de l’exécution, doit terminer. Orchestration dans un contexte d’opéra de cour, improvisation et ornementation, notamment dans les ariosi, « remplissage » harmonique, et même appel à des pièces d’autres compositeurs pour accompagner la descente d’un dieu ou la danse de l’ours… ces pratiques sont toutes attestées à l’époque de l’opéra vénitien. Peut-être sent-on aujourd’hui une jouissance timbrique supérieure encore à celle de 1993, mais n’est-ce pas aussi tromperie du souvenir ? Quoiqu’il en soit, l’attention à l’articulation, aux enchaînements, à l’expressivité, à la liberté d’une vocalité qui ne soit pas noyée sous les jouissances instrumentales, font une fois de plus merveille.
Deux interprètes étaient particulièrement attendus : Sophie Karthäuser et Max Emanuel Cencic. La première, si elle ne fait pas oublier Maria Bayo, est une autre Calisto, mais tout aussi séduisante : plus juvénile, timbre cristallin, mais vaillance vocale égale, et merveilleuse caractérisation du rôle, toute en finesse, candide ingénue découvrant les attraits de sa déesse sous des jours nouveaux, puis, la méprise révélée, se réjouissant d’un sort somme toute pas si désagréable… Max Emanuel Cencic, s’il assume bien la partie vocale du rôle de Satirino, ne déploie en revanche pas la vis comica qui fut celle de Dominique Visse dans le rôle, il lui manque une once de gouaille et de provocation. Tous les autres rôles sont irréprochables, mais on donnera une palme particulière à l’Endymion de Lawrence Zazzo, qui par un chant d’une poésie troublante éclipse la prestation pourtant déjà fort belle de Graham Pushee.