Les Mille et Une Nuits
Ouverture, airs, duo et trio d’opéras de
Gioachino Rossini, Nikolaï Rimsky-Korsakov, Jules Massenet, Léo Delibes
et Wofgang Amadeus Mozart
Manon Strauss Evrard, soprano
Julia Novikova, soprano
Aline Martin, mezzo-soprano
Wenwel Zhang, basse
Paolo Fanale, ténor
Orchestre symphonique et lyrique de Nancy
Direction musicale, Paolo Olmi
Opéra national de Lorraine, Nancy, 28 décembre 2008
Un concert de haute volée pour une consécration méritée
Etre reconnu au cœur de sa Terre natale est toujours une grande émotion. C’est ce que vient de vivre Manon Strauss Evrard, la Nancéienne se produisant à l’Opéra de… Nancy ! Ceux qui ne la connaissaient pas encore étaient impatients de l’entendre enfin, et, après une pimpante ouverture de L’Italiana in Algeri, cette grande Dame mince et élégante fit son entrée, dans une superbe robe violette digne de la reine Sémiramis dont elle devait chanter le grand air. L’impression fut aussi forte que l’impact : sa voix de cristal et d’argent emplit la salle de l’Opéra avec une telle fulgurance, une telle force, que j’ai véritablement craint pour les pendeloques XVIIIe autant que pour les tulipes Art nouveau ! Par écrit il est évidemment difficile de définir une voix… mais celle de Manon Strauss Evrard possède une puissance stupéfiante et peut se ranger dans la précieuse catégorie du « soprano drammatico d’agilità », type de voix préféré du Romantisme italien des années 1820-40, puis oublié à cause de l’évolution de l’art musical, les compositeurs de la fin du siècle écrivant pour un orchestre puissant, voire déchaîné, ce qui demandait des voix dramatiques seulement, oubliant alors l’ « agilità » ! C’est Maria Callas qui retrouva cette voix et démontra que les opéras du Romantisme italien n’étaient pas que fioritures mais des œuvres pleines de force dramatique. Les résurrections des partitions endormies de Rossini, Bellini et Donizetti, enfin réévaluées et à nouveau comprises, purent avoir lieu et d’autres grandes cantatrices reprirent la suite : Leyla Gencer, Renata Scotto, Montserrat Caballé, Beverly Sills, Joan Sutherland, Nelly Miricioiu…
Manon marche sur ces traces même si l’unique extrait de ce concert approchant ce répertoire redécouvert est l’air « Bel raggio lusinghier » de la Semiramide de Rossini. Le soprano nancéien vient d’aborder aux Etats-Unis rien moins que Lucia di Lammermoor et se prépare à entrer dans les velours et les désespoirs ardents de Lucrezia Borgia, du même Donizetti… Ici elle interpréta plutôt des airs classiques comme les mozartiens « Martern aller Arten », tiré de Die Entführung aus dem Serail, et « Come scoglio » de Così fan tutte. Chose curieuse, la grande voix déployant sa fulgurante palette dans Semiramide fit merveille également dans Mozart. La remarquable technique de Manon lui permet de « plier » sa voix aux plus délicates dentelles mozartiennes, au chant nuancé de mezza voce. Aussi bien que dans Rossini, ses aigus lancés en force coupent le souffle et les graves, que ces types de voix ne possèdent pas automatiquement, sont tout aussi impressionnants.
Il était émouvant, à l’issue du concert, de la voir à la sortie des artistes, accueillir si simplement et avec une belle tendresse ses fans ou amis d’enfance nancéiens. Très proche d’elle, dans tous les sens de l’expression, sa maman rayonnait, modestement mais profondément, avec fierté… et nous public, envions les heureux qui vont l’entendre bientôt épouser les tendresses et les fureurs de Lucrezia Borgia.
Entendre le timbre du soprano Julia Novikova aux côtés, pour ainsi dire, de celui de Manon Strauss Evrard est chose passionnante. Aussi velouté que celui de Manon Strauss Evrard est étincelant, tout de rondeur chaleureuse autant que celui de Manon est incisif et nous noie sous une pluie de diamants, pour paraphraser le titre d’une valse autrefois célèbre d’Emile Waldteufel. Sa belle robe à crinoline aux deux tons pastel de turquoise clair se mariait à sa voix, autant que le violet royal de la longue, simple mais très chic robe de Manon allait à son timbre de diamant. Venue de Saint-Petersbourg, Julia Novikova sut délicatement faire passer la poésie de la gracieuse cantilène de l’Hymne au soleil tirée de l’opéra Le Coq d’or de Rimsky-Korsakov, aussi bien qu’elle maîtrisa un air de Blonchen de Die Entführung aus dem Serail de Mozart. Là où l’on put pleinement apprécier la comparaison de ces voix cousines, fut le moment du célèbre Air des clochettes tiré de Lakmé de Léo Delibes. Les nombreuses vocalises imitant le son des clochettes requièrent un soprano lui aussi d’agilité et c’est pour cela qu’avant l’ère Callas, le morceau était devenu cheval de bataille des sopranos dits « légers », mais légers jusqu’à l’inconsistance, la minceur de timbre dans toute sa pauvreté. Cette époque est heureusement révolue et l’air sonna impeccablement depuis les cordes vocales de Julia Novikova, plus chaleureux que retentissant.
La première partie du concert s’achevait avec le suave Duo des fleurs tiré du même opéra, et pour lequel elle était rejointe par le mezzo-soprano Anne Martin. Cette artiste également lorraine compléta à merveille, de sa voix pulpeuse, un duo à la mélodie célèbre. On retrouva avec plaisir Anne Martin dans un trio de Così fan tutte, avant de l’entendre à nouveau dans quelques mois, sur cette même scène, en Giovanna de Rigoletto.
Lorsque parut la basse chinoise Wenwel Zhang, imposant par sa haute stature, sa minceur et sa jeunesse ne laissaient pas prévoir un timbre profond, aux graves somptueux évoquant immédiatement un grand rôle comme le vieux Fiesco de Simon Boccanegra captivant l’auditoire dès le début de l’opéra avec son air si impressionnant « Il lacerato spirito ». Il fallut se contenter d’« Astres étincelants » de l’Hérodiade de Jules Massenet, où l’on admira tout de même timbre et maîtrise, et de sa participation au trio de Così fan tutte, où il réussissait à plier sa voix à la partie, étriquée pour lui, de Don Alfonso.
Le jeune ténor palermitain Paolo Canale possède une belle voix à la fois de ténor « di grazia » et « lyrique », car son timbre corsé lui permet d’aborder Rigoletto et La Traviata. Il est dommage que des problèmes de matériel musical empêchèrent sa prestation dans un air du même Entführung, et l’on dut se contenter de l’air de Ferrando « Un’aura amorosa » dans Così fan tutte. Le passage suffit au moins pour apprécier la qualité du timbre et le soin apporté au chant, comprenant la chaleur de l’interprétation.
Le doux trio « Soave sia il vento » (Così fan tutte), susurré par M. Evrard, A. Martin et W. Zhang, concluait délicatement ce concert… Une conclusion insensible, presque en catimini, et qu’une partie du public aurait voulue plus cordiale, surtout en cette périodes de fêtes, avec notamment le célèbre Brindisi de La Traviata : une manière à la fois brillante et émouvante de se souhaiter mutuellement tous les meilleurs vœux possibles, artistiques et humains…
Il était judicieux de glisser des commentaires reliant les morceaux musicaux au thème choisi des Mille et une Nuits, mais Michèle Larivière, productrice d’émission radiophoniques ou de télévision, a beau être reconnue sur les ondes de Radio France, ses prestations dérangent, par l’interruption, leur longueur et la difficulté de trouver un ton. Alors qu’on est encore sous le choc émotif de l’air qui s’achève, cette voix « parlée » choque toujours, exaspère parfois, si bien qu’on a envie de se mettre à la place du sultan menaçant de mort la pauvre Shéhérazade précisément dans Les Mille et une Nuits !
Trouver le ton est effectivement le problème majeur de ce type d’interventions, ne faisant que reproduire le malaise intrinsèque du vieil opéra comique à la française. Certes, l’intervenante adoptait un ton pénétré de ce qu’elle disait, afin de mieux « prendre » l’auditeur, tout en essayant de conserver un certain naturel à son élocution… Chose difficile au milieu d’une atmosphère de gala encore reflétée par les riches robes des cantatrices et les stricts mais chics smokings des messieurs. Du coup, les hésitations de l’orateur, préférables on le sait, lors d’une conférence, à la pénible lecture d’un texte écrit, choquaient plus encore ici, comme s’éclaircir la gorge sans présenter d’excuses, ou trébucher à plusieurs reprises, au point de s’y prendre à trois fois afin de parvenir à commencer une phrase ! Des fautes de prononciation en italien —l’allemand passait mieux— n’aidaient pas l’intervenante, devant assumer d’autre part un texte à la poésie un peu appuyée, verbeux même, avec des expressions faussement opposées et prétentieuses comme « manier l’opacité dans la transparence » (ou n’était-ce pas plutôt : « manier la transparence dans l’opacité » ?…). Redisons-le : la tâche n’était pas facile pour l’intervenante, nouvelle Shéhérazade pour l’occasion.
La belle réussite artistique demeure, de ce concert lyrique, type de manifestation trop peu présent dans les saisons. Découvrir des Artistes de cette trempe est toujours un réel plaisir et le plus vif souhait que l’on puisse formuler est que leur carrière soit à la hauteur de leur talent. Quant aux Nancéiens, ils avaient une petite émotion en plus : la consécration « chez elle » d’une Artiste hors du commun, méritante et certainement regardée d’en Haut, par les Esprits de Rossini, de Bellini et de Donizetti.
Yonel Buldrini