Parce que La Périchole porte en sous-titre opéra bouffe, faut-il la réduire à une bonne grosse rigolade ? Certes Omar Porras n’est pas le premier à traiter cette œuvre d’Offenbach ainsi mais on le regrette d’autant plus que le destin des héros, Piquillo et la Périchole, n’a au fond rien de réjouissant. Si la fin est heureuse parce que c’est la loi du genre, en fait leur sort est celui des artistes dans un régime autoritaire, contraints de se prostituer faute de vivre de leur art et à la merci de l’arbitraire du pouvoir, comme du reste leurs concitoyens, et la musique a en maints endroits les couleurs de l’amertume.
Sans doute ne s’agit-il pas de se tromper de genre, et l’équilibre est difficile entre la fiction joyeuse à représenter et la réalité douloureuse qu’elle évoque, Laurent Pelly lui-même ne l’avait qu’approché. Mais de nos jours la censure n’interdit plus de mettre un accent réaliste sur le contexte social et politique de l’œuvre, et de passer du comique conventionnel lié à des fantoches à un regard plus distancié ; pourquoi le comique ne serait-il pas grinçant ? Mais l’approche d’Omar Porras reste à la surface, façon « Au théâtre ce soir », et la profondeur de l’oeuvre, son savoureux mélange de bouffonnerie, de cynisme et d’effusions teintées de mélancolie, sont ici laminés dans une atmosphère incessante de revue où les références plastiques, ethnologiques et cinématographiques des réalisateurs sont leur propre fin. La Périchole est devenue, pour les frères Porras et leur équipe, un prétexte à développer leur univers théâtral. Est-on obligé d’aimer ?
Non qu’il soit sans charme ; si les décors de Fredy Porras ont un air de déjà vu, les coiffures et les maquillages de Cécile Kretschmar, probablement inspirés des mythologies amérindiennes, sont saisissants : le vice-roi est coiffé en porc-épic, qui en ananas, qui en figuier de barbarie, les femmes sont casquées de fleurs… Les costumes semblent se référer à des comédies américaines et la Périchole a des airs de Betty Grable sous sa toque d’orchidées. Mais la chorégraphie est envahissante, jusqu’à phagocyter les intermèdes musicaux qui précèdent l’acte II et l’acte III, et ressuscite pour nous les ballets d’Arthur Plasschaert ou de Dirk Sanders qui faisaient les beaux samedis soirs de la télévision de papa. Evidemment, la musique est exploitée uniquement pour ses éléments rythmiques, jusqu’à l’ajout d’un exaspérant ragtime. Quant aux gags, le gouverneur de Lima travesti en femme, le vieux prisonnier s’exhibant en bikini et la Périchole dégobillant deux fois en chantant qu’elle est grise peuvent en donner une idée.
Finesse et justesse, en revanche, dans la direction d’Emmanuel Joel-Hornak ; il sert amoureusement, avec la complicité d’un orchestre docile et réactif, la belle partition du « Mozart des Champs Elysées ». Après une ouverture captivante par la subtilité avec laquelle les climats à venir sont annoncés, il dose exactement la balance entre fosse et plateau, entre lyrisme et dynamisme et mène l’entreprise à bon port avec beaucoup de sensibilité et de chic.
Même qualité sur scène ; on ne peut rendre les interprètes responsables des excès qu’on leur demande ; on peut même les remercier de l’élégance avec laquelle ils s’en acquittent. D’un plateau vocalement sans défaut se détachent Michel Vaissière en gouverneur de Lima, Emiliano Gonzalez Toro en premier gentilhomme, Till Fechner en marquis de Tarapote, et Laure Crumière, Martine Olmeda et Carine Sechaye, trois cousines aux talents multiples. Xavier Mas, très séduisant vocalement jusque dans ses limites – un aigu émis en voix mixte – est impressionnant d’abattage scénique ; peut-être gagnerait-il à alléger une composition théâtrale où la gouaille du titi parisien se mêle à une désinvolture à la Farid Chopel et produit un hiatus avec sa voix et son personnage chanté. Jean-Philippe Lafont est parfait en vice-roi déjanté, car il ne force jamais son talent, ni vocalement ni scéniquement, même si un brin d’ambiguïté ne gâterait rien pour incarner un despote. Karine Deshayes, enfin, à la voix riche et pleine, incarne à plein le personnage, séduisante, émouvante et piquante, et son élégance vocale et scénique résiste victorieusement aux excès signalés.
Grand bravo aux danseurs et danseuses, petit bravo aux chœurs, moins nuancés que de coutume. Au final, applaudissements scandés, ovations pour tous et surtout pour Jean-Philippe Lafont, en son fief, et Karine Deshayes. Les quelques huées adressées à Omar Porras se noient dans la bruyante satisfaction générale.