Giuseppe Verdi (1813-1901)
AÏDA
opéra en 4 actes (1871)
livret d’Antonio Ghislanzoni
d’après un scénario d’Auguste Mariette
Mise en scène : Éric Perez
Costumes : Jean-Michel Angays
Éclairages : Joël Fabing
Aïda : Manon Feubel
Amnéris : Nora Gubisch
Radamès : Sefan Louw
Amonasro : Mikael Babajanyan
Ramfis : Jérôme Varnier
Le Roi : Alain Herriau
Un messager : Christophe Hudeley
Une prêtresse : Linda Durier
Orchestre et chœur de l’Opéra de Dijon
Chœur de l’Opéra national de Montpellier
Direction : Alain Altinoglu
Dijon, Auditorium, 7 décembre 2008
Amnéris sauce moutarde
Est-ce parce que les dijonnais possèdent un bel obélisque (datant de 1786, non loin du port du canal, dont ils ont fait le centre de l’affiche d’Aïda), qu’ils sont si sensibles à cet opéra ? De fait, l’œuvre, déjà représentée en 1996 au Grand Théâtre de Dijon, est maintenant donnée dans une nouvelle production à l’Auditorium ultra moderne, dont on fête les 10 ans. Une bonne claque à l’opéra de Paris, qui n’a pas été capable de présenter de nouvelle production d’Aïda depuis la fin des années 30 (les représentations données jusqu’à celles, mémorables, de 1968 étant des reprises), c’est-à-dire depuis plus de 70 ans !
Cette Aïda dijonnaise est née à Montpellier, sans que l’on puisse dire qu’il s’agisse vraiment d’une production voyageuse : créée en concert au Corum (1er-5 octobre 2008), reprise à Paris salle Pleyel dans les mêmes conditions (lire le compte-rendu), elle est enfin donnée en version scénique à Dijon. Mais chaque fois avec des distributions différentes, sauf étrangement Nora Gubisch : est-il pourtant plus curieuse Amnéris ? Une furie en perpétuelle révolte, une virago grimaçante, une méchante sorcière à la Walt Disney, déversant son fiel sans mesure ni discernement. Cela dit, qu’aurait été le spectacle sans sa présence ? Certainement bien terne : la cantatrice lui a en effet apporté la démesure propre à soulever les foules ; mais point trop n’en faut… On lui reprochera surtout un manque de compréhension du personnage, qu’elle paraît construire de façon monolithique : aucune évolution au fil des actes, une égale agitation, des attitudes stéréotypées et des gestes raides s’efforçant de singer les bas-reliefs antiques (il faut dire qu’elle n’est pas aidée par sa robe collante qui remonte et dont elle s’évertue sans cesse de tirer les plis). On n’est certes plus habitué à voir une telle conception du rôle, alors que la grande majorité des titulaires actuelles en développent au contraire avec application les diverses facettes et l’évolution psychologique. Côté vocal, la représentation montre ce qui sépare Nora Gubisch d’une grande mezzo verdienne. Elle qui fut la Belle Hélène vocalement limite d’Herbert Wernicke à Aix en 1999, ou la Carmen (sonorisée) du stade de France en 2003, possède un répertoire très varié et éclectique, notamment dans le domaine contemporain (par exemple Le Viol de Lucrèce à Lyon) ; mais tous ces rôles montrent bien au-delà de quoi elle ne devrait pas s’aventurer. C’est le cas aujourd’hui, où elle s’en tire plutôt honorablement dans les scènes intimistes qui ne manquent pas, et où elle assure donc mieux dans les duos et trios que dans les ensembles ; mais elle termine difficilement le quatrième acte, où elle accuse une nette fatigue vocale, dès la fin du duo avec Radamès.
La Québécoise Manon Feubel chante beaucoup en France, et tout particulièrement en concert ; elle a été notamment l’Aïda d’Orange en 2001, aux côtés de Dolora Zajick et de Vladimir Galouzine. Manon Feubel s’impose toujours au-dessus de la mêlée : ce n’est pas Aïda, c’est la star, la vedette à l’ancienne pour d’immenses espaces, et ce n’est certes pas une petite Aïda fragile. Mais elle ne pourrait assurer ni à Berlin ni à Stuttgart dans des mises en scènes revisitées : elle est en concert, plantée là, et limite son interprétation scénique aux véritables confrontations (particulièrement violente avec Amnéris). Côté vocal, c’est une voix toujours belle, une solide soprano, rompue aux pièges de la partition, qui assure une prestation de qualité, sans surprises. A ses côtés, le Sud-Africain Stefan Louw ne dépare pas : l’un et l’autre sont massifs, énormes, des colosses ; mais si l’on ferme les yeux, son Radamès est intéressant, avec beaucoup de nuances et de jolis moments, dont la note finale du Celeste Aïda, attaquée piano puis soutenue diminuendo. Mikael Babajanyan, Arménien qui travaille en Allemagne où il chante nombre de rôles de barytons verdiens, vient de chanter Amonasro au festival de Savonlinna ; mais sa prestation est légèrement en retrait : souvent figé, il ne paraît pas dans le coup. Jérôme Varnier, qui vient de l’école de chant de l’opéra, interprète bien Ramfis, avec une voix toutefois un rien caverneuse ; avec Alain Herriau, on a un pharaon qui pour une fois n’est pas un vieillard, mais qui a des petits problèmes de justesse ; la grande prêtresse, enfin, comme souvent, est très médiocre, elle crie, la voix bouge.
La mise en scène d’Éric Perez est très traditionnelle, mais peut-être est-ce ce qui convient le mieux en l’occasion ? Encore qu’il la construise sur un contresens : n’écrit-il pas dans le programme « L’Égypte a écrasé sous le poids de la pierre, de la guerre, de la religion, du clergé, toute forme de vie, toute velléité d’évasion, de révolte, d’intimité, d’amour. Seuls les morts pourront témoigner de sa splendeur, de sa gloire ». Laissons-lui cette interprétation. Et surtout, il laisse se développer des incohérences que l’on peut relever en grand nombre : parmi les exemples les plus flagrants, Amnéris est dans une sorte de piscine (d’où elle sortira tout habillée et toute sèche) : « silence, Aïda s’avance » dit-elle ; je suppose qu’elle a des yeux derrière la tête, ou que le chef l’a prévenue, ou encore qu’elle a déjà vu la pièce, car je ne vois vraiment pas comment elle peut savoir qu’Aïda s’avance derrière elle ! On a surtout l’impression que le plus souvent, les chanteurs ne savent plus très bien quoi faire pour justifier leur présence sur scène, ils paraissent livrés à eux-mêmes, et s’ils n’ont pas un fort tempérament, c’est le « blanc » scénique (cf. la fin du 3e acte où Radamès reste planté là, se rapprochant ensuite bizarrement de Ramfis) ; et quand Radamès chante «à la fin « Aïda, dovè sei tu ? », en fait elle est là à un mètre de lui, bien éclairée ! D’ailleurs, les deux paraissent déjà momifiés, mais ils continuent de chanter… On notera que la mise en lumière propose de très beaux moments dans la seconde partie de l’acte I et dans la seconde partie de l’acte II ; mais on reprochera un très mauvais éclairage des visages des chanteurs principaux.
La direction d’Alain Altinoglu apparaît sans style, peu stable, et le plus souvent plan plan, ce qui fait qu’elle a du mal à entraîner l’ensemble ; tout le début se traîne, et puis, tout à coup, un accelerando que rien ne justifie ; si par hasard un chanteur accélère brusquement à son tour, le chef se révèle incapable de rattraper le décalage à l’orchestre. Il se permet par ailleurs de ne pas enchaîner après les trompettes, ce qui amène les spectateurs à applaudir des trompettes qui, de part et d’autre, canardaient à qui mieux mieux. D’ailleurs, cette absence d’enchaînements, ces coupures incessantes entraînent un manque de fluidité, accentué par la longueur des changements de décors. On est donc à une autre époque, en plein péplum, mais trop clean, pas assez dynamique ; encore que la production, plutôt kitch, semble bien convenir au public local. Alors, ne boudons pas le plaisir que nous valent les bons moments – et il y en a quand même beaucoup –, et soulignons qu’il est remarquable d’offrir au grand public, en région, une représentation qui reste d’un bon niveau, malgré les défauts que nous avons épinglés : car c’est quand même globalement de la bonne ouvrage, mais qui manque simplement d’originalité et d’invention.
Jean-Marcel Humbert