Masaaki Suzuki a acquis une solide réputation parmi les grands interprètes du Cantor. Son intégrale en cours des cantates de Bach se distingue par sa spiritualité et son dramatisme, que l’on retrouve également dans ses incandescentes Passions (notons au passage que l’éditeur Bis profite de Noël pour rééditer un excellent coffret regroupant les grandes œuvres sacrées de Bach à un prix modique). C’est donc avec impatience que nous attendions les trop rares apparitions hexagonales du chef, et de son Bach Collegium Japan.
La soirée s’est avérée d’un charme inégal, tant du point de vue de la vision globale – l’ensemble mettant un moment à s’échauffer et souffrant en outre de l’acoustique du TCE moins adaptée aux petits effectifs – que des prestations des solistes pourtant souvent associés aux réalisations de du chef.
Saluons d’abord le fait que les solistes chantaient également dans le chœur, ce qui reflète bien l’esprit d’équipe du Bach Collegium Japan qui allie musicalité et modestie. Hana Blazíková a été la reine de cette nuit : la voix est agréablement timbrée, claire sans fragilité, un rien corsée, la projection stable et dynamique, le phrasé sculpté avec ardeur et finesse. Dans le célèbre duetto entre Jésus et l’Ame de la BWV 140, la soprano tchèque mêle sa voix à la basse chaleureuse et souple de Peter Kooij, sur des motifs violonistiques traités cursivement par Ryo Terakado, en une fusion sensuelle et troublante de sincérité. Robin Blaze laisse admirer un timbre pur doublé d’une émission droite, même si le chant est insuffisamment coloré et contrasté, plus angelot garçonnet que castrat opératique. Un rien monochrome dans le « Weh der Seele, die den Schaden » (BWV 102), le contre-ténor s’épanouit dans l’agile « Domine Fili unigenite » de la Messe en sol. Enfin, le ténor Jan Kobow, a paru plus en retrait, accusant des problèmes d’intonation dans le « Erschrecke doch » (BV 102). La voix est pâle, avare de relief, la projection serrée : l’air du veilleur « Zion hört die Wächter singen » perd de sa lancinante suggestivité, en dépit de l’excellence de l’orchestre auréolé d’une poésie contemplative et douce, du fait des imprécisions des départs, le « Quis tollis peccata mundi » de la Messe en sol voit le chanteur submergé par le hautbois obligé.
Comme nous l’avons mentionné, le Bach Collegium Japan a gagné en naturel et en lyrisme au fur et à mesure du concert. La Cantate BWV 102 « Herr, deine Augen sehen nach dem Glauben ! » a été relativement décevante. Dans le chœur d’entrée, austère et grandiose, le Bach Collegium Japan manque singulièrement de liant, se révèle opaque dans les nombreux passages fugués. Le chant est timide, retenu, l’orchestre en arrière-plan n’osant s’affirmer, accusant même par moment des problèmes d’intonation. Dans l’air « Weh der Seele, die den Schaden », le hautbois obligé de Masamitsu San’Nomiya détache trop les notes, brise la course de la phrase musicale. Heureusement, son jeu gagnera en ductilité par la suite, et le soliste mérite sans nul doute les copieux applaudissements dont le gratifia le public, « bluffé » par ce son grainé, tout en courbe, qui plane au-dessus du chœur « Wachet auf » (BWV 140) incarnant cette vigie perchée sur son rempart décrite par le livret.
Par ailleurs, le chœur du Bach Collegium Japan a peu à peu regagné en vitalité, notamment dans le chœur final de la BWV 102 et le chœur introductif de la BWV 104 : rigueur des pupitres, lisibilité du contrepoint, équilibre et spatialisation des timbres. Mais c’est dans la Messe en sol, dite messe brève « luthérienne », que Suzuki parvient à insuffler cette plénitude sonore qu’on admire tant au disque, subtile alchimie où instruments et voix se fondent en un paysage émouvant, où surgit ça et là un basson bourdonnant (« Gloria in excelsis Deo »), ou un violon qui s’épanche. Le « Gloria », dont le chœur parodie celui de la BWV 72, se révèle festif et virtuose avec ses mélismes et ses vocalises, impeccablement exécutées ; le « Quis tollis » douloureux, au sourire amer et résigné.
En conclusion, on retiendra de ce passage de Masaaki Suzuki à Paris un concert terriblement humain, avec ses imperfections et ses ajustements, mais aussi ses moments d’intense émotion, d’autant plus communicatifs que l’expression des sentiments se peint avec pudeur, ébauchée d’un trait pastel, doré ou assombri par la lumière du soleil levant.