C’est un artiste complet que le public parisien a pu applaudir le 9 novembre dernier, au Palais Garnier. Pour son premier récital dans la capitale, qui précède les représentations de Fidelio (toujours à Garnier) et un concert prévu au Théâtre des Champs-Elysées le 17 mars, le ténor Jonas Kaufmann a refusé la facilité, choisissant un programme ambitieux autour de trois compositeurs : Liszt, Britten et Strauss, dans lequel il s’est imposé au-delà de toutes espérances.
Alors qu’il triomphe partout en Europe et aux Etats-Unis, que Toulouse (dès 2001 avec Mignon), Montpellier (2005 Königskinder de Humperdinck et 2008 concert avec Natalie Dessay), ou Bordeaux (récital en 2007), l’ont justement fêté, Paris l’avait à peine remarqué dans un décevant Fierrabras (au Châtelet en 2006), puis dans une Traviata déconcertante (Garnier 2007).
Sûr de ses moyens, Jonas Kaufmann s’est lancé sans la moindre hésitation dans trois redoutables Sonnets de Pétrarque, sommet musical lisztien, soutenus par le jeu complice et enveloppant d’Helmut Deutsch, son accompagnateur attitré. La franchise de l’émission, qu’il a haute et pleine, la vaillance du phrasé et la subtilité de l’interprétation, ont immédiatement donné le ton. Rien de gratuit ou de maniéré dans ce chant cultivé, à la technique superlative, pas de place pour l’à peu près, mais une connaissance profonde des textes dont l’artiste semble s’être imprégné et dont il cisèle chaque linéaments par des couleurs, des émotions et des accents particulièrement recherchés.
D’une difficulté extrême, les 7 Sonnets de Michel-Ange de Britten, tout en dissonances et en équilibre instable, sont également un tour de force que le chanteur a relevé avec une maîtrise absolue de la ligne et de la narration. Là encore, on admire la science du musicien, capable de démêler l’écheveau mélodique, d’habiter chaque mots, en modelant sa voix à l’infini et en modulant les expressions comme un funambule seul sur son fil (incroyable « Rendete agli occhi miei »). Il y a du Vickers dans cet instrument large et puissant, qui sait se réduire jusqu’au murmure, du Gedda dans cette utilisation suprême de la voix mixte et du Wunderlich dans la morbidezza du timbre et la diction voluptueuse.
Après avoir brillamment serti la langue italienne, Jonas Kaufmann a retrouvé sa langue maternelle, dans une seconde partie consacrée à des lieder de Strauss. La encore, le public concentré comme rarement, réceptif, a fait preuve d’une qualité d’écoute qui en disait long sur le niveau de cette soirée. Pour ceux qui pouvaient encore douter des capacités vocales de cet artiste humble et généreux, les dernières réserves sont tombées. L’art du diseur s’est avéré unique pour dépeindre les plus infimes variations du cœur, « Du meines Herzens Krönelein », évoquer les douleurs rentrées « Ruhe meine Seele », la lassitude « Morgen » ; et que dire du sublime « Freundliche Vision » susurré, extatique, littéralement tendu vers le vide à se briser, ou du vibrant « Caecilie», à l’aigu incendiaire, sinon qu’ils ont transporté l’assistance.
Chaudement acclamé, Jonas Kaufmann apparemment frais comme la rosée et heureux de partager ce moment intense, est revenu à trois reprises, concluant avec un simple, mais étreignant « Ich trage meine Minne » sur un texte de Karl Henckell. Exceptionnel.