Blaise Pascal eut sa nuit d’extase, Paul Claudel un pilier à Notre-Dame, George Enescu sa soirée à la Comédie Française. Il raconte dans ses Souvenirs qu’assistant en 1906 à une représentation d’Œdipe Roi dans l’interprétation de Mounet-Sully, il en sortit décidé à composer un opéra autour du héros antique. Mounet-Sully était ce qu’on appelait alors « un monstre sacré » ; il maintenait vivante une tradition de déclamation qui modulait en les soulignant les rapports sonores des segments du discours tout en faisant vibrer les mots. Cette recherche de clarté dans l’éloquence s’accommodait de la solennité requise par les textes tragiques. George Enescu s’engagea résolument dans cette voie, secondé parfaitement par son librettiste Edmond Fleg, dont le texte versifié enchaîne presque sans arrêts les vers réguliers, avec une majorité d’alexandrins, le mètre par excellence de la tragédie classique française.
Quand l’oeuvre vit enfin le jour en 1936 à l’Opéra de Paris, la seconde patrie du musicien roumain, l’avènement du surréalisme, les réformes de Baty, de Pitoeff, d’Artaud avaient démodé le jeu théâtral d’avant 1914. Malgré un succès d’estime l’œuvre ne fut quasiment jamais reprise, en dehors de la version roumaine que Bucarest exporta quelquefois. En programmant la version de la création Nicolas Joel pariait donc que le temps était venu de la soumettre au jugement de la postérité.
Pour ce qui est du spectacle, on ne peut se défendre de se demander, devant les solutions scéniques proposées, si tous les moyens nécessaires ont été employés, surtout si l’on se souvient par exemple de réalisations comme La Femme sans ombre. En regard de certaines réussites de l’équipe Frigerio-Squarciapino-Cheli, ni le dispositif scénique, avec ce gradin omniprésent et si encombrant, ce mur incurvé qui suggère un dôme incongru, ni ces costumes indéfinissables d’une grisaille qui laisse perplexe, ni ces lumières assez peu pertinentes au premier et au dernier acte n’entraînent l’adhésion, et le choix de ne pas faire danser les bergers au prologue ajoute à la frustration.
Mais une fois exprimée cette déception plastique, proclamons le bien fort : Nicolas Joel a gagné ! L’exécution musicale et vocale révèle bien un chef d’œuvre, servi magistralement. Sans doute ceux qui connaissent la version enregistrée par Lawrence Foster pourront trouver que la direction de Pinchas Steinberg est trop ferme et ne restitue pas assez, dans la scène de la Sphinge par exemple, la sidérante impression de narcissisme étouffant donnée par le chant et soulignée par l’orchestre qui exprime si impérieusement la monstruosité de la créature, ou que les climats pastoraux ne naissent pas avec la douceur où l’auditeur se sent enveloppé dans une mélancolie caressante, ou que l’interlude initial est resté très légèrement en deçà de la tension désirable. Mais la version donnée au Capitole, privée des arrangements du studio, reste confondante d’énergie et somme toute d’équilibre, car le plateau n’est que très brièvement en conflit avec la fosse.
Alliant le dramatisme des situations, la grandeur liée au statut des personnages, les fulgurances témoignant des renversements de leur position, la partition éveille çà et là le souvenir de Brahms, de Janacek, mais ces passerelles se fondent dans le mouvement d’un discours musical allant du fluide au syncopé qui annonce, commente ou ponctue les étapes de l’action, où quelques thèmes mélodiques prenants colorent les soliloques. De splendides pages sont dédiées à un effectif choral parfois impressionnant ; il leur rend parfaitement justice, qu’elles soient majestueuses comme dans notre tragédie lyrique, plaintives comme chez Moussorgski, ou subtiles à la Debussy.
Les solistes sont impeccables ; le Tirésias d’Arutjun Kotchinian impressionne d’entrée, le Laïos de Léonard Pezzino et la Mérope de Maria José Montiel sont bien dans leur personnage, tout comme le berger d’Emiliano Gonzalez Toro contraint d’aller à ses limites dans le grave, le Grand Prêtre d’Enzo Capuano, le Thésée de luxe d’Andrew Schroeder et le veilleur expressif de Jérôme Varnier, sans oublier le Créon investi, cauteleux puis coléreux de Vincent Le Texier. Sylvie Brunet fait évoluer Jocaste du premier au troisième acte sans forcer ses moyens et le résultat est aussi satisfaisant à entendre qu’à voir. Quant à l’Antigone d’Amel Brahim-Jelloul elle a la fraîcheur, la fragilité et la détermination du personnage.
Dans son numéro d’épouvante, la Sphinge apparaît et déploie ses ailes comme l’indique le livret ; Marie-Nicole Lemieux se rit des difficultés d’un air où la prouesse vocale ne se sépare pas de l’intensité dramatique. Elle triomphe aux saluts, mais ne ravit pas la vedette à un Franck Ferrari qui relève brillamment la gageure de cette prise du rôle-titre, difficile et exigeant par sa longueur, la variété des formes vocales utilisées et l’enjeu dramatique capital. Il s’immerge dans le personnage dès sa première scène et conserve sans faiblir la hauteur de ton, la tenue nécessaires pour incarner celles du héros malheureux.
La preuve est faite que ce drame lyrique n’a rien perdu de ses qualités éminentes ; l’évolution de la société a beau avoir réduit l’importance des « humanités » dans la formation de l’homme contemporain, cette illustration complète de la vie d’Œdipe, de sa naissance à sa mort, est un magnifique temple élevé à la grandeur de l’être humain lorsqu’il ne se résigne pas. On peut objecter que l’homme s’agite en vain puisque son destin l’entraîne malgré lui ; mais la somptuosité de ce monument musical ne tend-elle pas à prouver que, comme le croyait Enescu, l’Homme est plus grand que le Destin ? Enescu est mort, mais son Œdipe revit !