Le long de son cours au cœur de la ville d’Ottawa, le canal Rideau rencontre le Centre National des Arts, lieu magique de l’ancien festival annuel de musique classique –Festival Canada (1971-1977) qui devint Festival Ottawa (1978-1983) – dont la composante principale était la présentation d’opéras pendant le mois de juillet. On y a vu, entre autres, La Dame de Pique (1976) avec Jon Vickers et Maureen Forrester, Don Pasquale (1977) avec Rockwell Blake, Cendrillon de Massenet (1979) avec Frederica Von Stade, Maureen Forrester et Louis Quilico, La Fille du Régiment (1980) avec Rockwell Blake, Pelléas et Mélisande (1980) avec Maria Ewing et Victor Braun devant une centaine de personnes dans une salle qui pouvait en contenir 2300, Idomeneo (1981) avec Benita Valente, George Shirley et Ben Heppner dans le petit rôle d’un prisonnier troyen, Rinaldo de Haendel (1982) avec Benita Valente, Marylin Horne et Samuel Ramey, Lucia di Lammermoor (1982) avec June Anderson et Rockwell Blake ainsi que La Cenerentola (1983) avec Paolo Montarsolo en Don Magnifico dans une très belle mise en scène de Jean-Pierre Ponelle. Subventionné par le Conseil des Arts du Canada et par le gouvernement fédéral qui lui octroyait un budget spécial, le festival subissait année après année, comme cela se passe parfois, des coupures financières qui finirent par avoir raison de son existence en 1983. Ainsi prenaient fin treize années d’enchantement qui virent arriver sur le canal des passionnés d’art lyrique débarqués là pour être les témoins de ces fascinantes soirées.
Opéra Lyra Ottawa a progressivement remplacé Festival Ottawa pour la présentation d’oeuvres lyriques dans la capitale fédérale sans avoir encore atteint son niveau. Pourtant ce qu’on y fait depuis le début du millénaire tend à confirmer l’impression qu’il pourrait bien un jour faire revivre les moments fastes que nous avons connus de 1971 à 1983. Une extraordinaire Salome en 2001, un magnifique Roméo et Juliette en 2005, un Otello de grande classe et un étonnant Don Giovanni en 2007 constituent des moments phares d’une évolution qui va dans ce sens. Le chef-d’œuvre de Mozart présenté aujourd’hui se situe dans cette continuité.
Un des opéras les plus appréciés et des plus souvent joués au Canada, Le Nozze di Figaro bénéficie ce soir de beaucoup d’égards. Une mise en scène enjouée, des chanteurs en pleine possession de leurs moyens et une scénographie très efficace déjà utilisée par l’Opéra de Montréal (OdM) le 20 septembre 2003 que je décrivais ainsi dans les pages de la revue :
« Les décors respectent l’esprit de l’oeuvre. Deux colonnes de chaque côté de la scène. L’une porte une guillotine à son sommet, l’autre les insignes de la monarchie française. De grands panneaux placés à l’arrière sur lesquels sont inscrites la Déclaration d’indépendance de 1776 et la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. L’époque se prête volontiers à la contestation et les symboles sont là pour le rappeler. Toute la scénographie invite d’ailleurs à la réflexion, et loin de nuire à la pensée de l’ouvrage, elle en fait, au contraire, ressortir les aspects dramatiques. Des accessoires, que des figurants en costumes d’époque changent ou déplacent régulièrement, accentuent l’impression globale de mouvement et dynamisent la production. »
La mise en scène ne sort pas des sentiers battus, mais certaines idées intéressantes lui donnent de belles couleurs. Le geste de Susanna faisant virevolter une étoffe blanche au bout d’un bâton à la fin du premier acte, rappelle délicatement la contestation qui allait enflammer la France. L’éclairage momentané de toute la salle au quatrième acte à l’instant où Figaro, pointant du doigt certains individus dans l’assistance, dénonce l’action ensorcelante des femmes qui mentent et qui trompent ces hommes qui les aiment. Et puis quelques discrets mouvements scéniques à la Ponnelle ici et là dans le déroulement de l’action ajoutent à l’irrésistible entrain de la soirée. D’ailleurs, la « metteure en scène » dirige attentivement les chanteurs sans que cela n’entrave leur jeu et les gags qu’elle propose rendent plus attrayante encore une intrigue d’une richesse déjà évidente.
C’est toutefois le plateau qui nous laisse la plus agréable impression. Tous les chanteurs sont à la hauteur. Notons toutefois que Caitlin Lynch et Robert Gierlach nous séduisent particulièrement dans leur emploi. Elle campe une comtesse fière, mais non dépourvue d’une cinglante espièglerie lors de l’élaboration du plan destiné à confondre le comte. Le plus remarquable chez elle c’est l’onctuosité du timbre qui fait merveille dans l’aria « Dove sono », la portée de la voix et, des notes les plus graves aux plus aiguës, sa richesse sur toute l’étendue du rôle. Lui, d’un naturel confondant en Figaro, interprète magnifiquement un rôle à sa mesure et projette un baryton bien timbré capable des plus belles nuances dans le magnifique récitatif « Tutto è disposo » et dans sa critique des femmes « Aprite un po’quegli occhi » au quatrième acte. Un legato raffiné et une élégante ligne de chant rehaussent une prestation finement esquissée au plan stylistique. Par rapport à son Figaro déjà appréciable de 2003 à l’OdM, l’évolution de sa caractérisation est considérable.
Les autres protagonistes ne déméritent pas. Mariateresa Margisano personnifie une Susanna très engagée dramatiquement. La soudure des registres est superbe et elle n’éprouve aucun mal à maîtriser l’ambitus du rôle. Avec son timbre envoûtant, le « Deh vieni, non tardar » se perd dans le plus attendrissant murmure amoureux. James Westman, dramatique à souhait, est tout à fait crédible dans le rôle du comte. Son baryton manque un peu de séduction, mais il s’en sert judicieusement dans les moments où la colère l’étreint notamment dans un « Vedrò mentr’io sospiro » plein de rage.
Pour Cherubino on aurait sans doute aimé plus d’ardeur vocale de la part d’Adriana Zabala dans « Non so più cosa son », mais elle se rachète avantageusement par l’expression naïve de ses affects dans « Voi che sapete ». Là on sent bien que la voix trouve les couleurs appropriées pour traduire son trouble amoureux.
Les autres chanteurs tiennent convenablement leur partie, mais il faudrait peut-être demander à Peter Blanchet (Don Basilio/Don Curzio), dont la voix résonne comme une trompette, de modérer un peu ses ardeurs surtout dans les ensembles alors que l’effet qu’elle produit dans les aigus devient franchement déplaisant.
À la direction musicale, Christoph Campestrini ne s’éloigne guère de la bonne routine. Si le chœur d’Opéra Lyra Ottawa mérite des éloges, plusieurs détails de la riche orchestration mozartienne nous échappent sous sa direction notamment chez les violons. On a pu noter quelques décalages entre le plateau et la fosse en particulier et de façon assez évidente juste avant « Non più andrai » dans la reprise du petit chœur « Giovani liete ». Pour briller de tout son éclat, l’orchestre mozartien doit être traité avec soin; tout y est si finement ciselé. Finalement le chef ne s’est pas toujours appliqué à tempérer l’élan de ses musiciens qui couvraient parfois les chanteurs.
Malgré ces réserves, cette soirée se démarque par la qualité et l’enthousiasme d’un plateau qui porte à Mozart une admiration et un respect communicatifs. C’est donc là que vont les coeurs que nous décernons à cette ravissante production.