Avec Armida, Ermione est le serio de Rossini le plus complexe à distribuer. Cette sublime partition, monstrueuse dans ses dimensions, requiert un quatuor de solistes de tout premier ordre. Quelques-unes des plus grandes s’y sont attelées, souvent avec des bonheurs partiels, tant dans les aspects vocaux, que dans la théâtralité d’un personnage évoquant ce qui pourrait être la sœur de Norma ou de Médée. Si Armida reste historiquement attachée à Maria Callas et philologiquement à June Anderson, notre époque retiendra la suprématie de Nelly Miricioiu équilibrant rigueur vocale, adéquation stylistique et autorité dramatique face aux portraits certes intéressants, mais incomplets, de personnalités comme Gasdia ou Antonacci. La difficulté d’Ermione réside dans ses impératifs dramatiques quasi déclamatoires. Alors qu’Armida est concentrée davantage sur la rhétorique vocale et peut s’en satisfaire moins cruellement. Ces difficultés, le ROF en a toujours été conscient. Ermione a peu connu les honneurs de Pesaro. Les souvenirs de l’édition de 1987 ne sont pas toujours très orthodoxes… Si les mélomanes chérissent leur live pour les prestations mythiques d’un stratosphérique Chris Merritt, mégalomane vocal, d’un Rockwell Blake, signant une de ses prestations les plus abouties dans son génie vocal et stylistique, ainsi que Marilyn Horne, impériale d’autorité aristocratique, cette édition entend également Montserrat Caballé, dans une des interventions rossiniennes dont elle a heureusement conservé le secret. Montsy y apparaît, sous la baguette complaisante de Gustav Kuhn, impréparée, fatiguée et prenant, pour masquer de nombreux manquements, moult libertés, ce qu’apprécia peu le public de Pesaro.
Pour revenir à cette production, pourquoi avoir cautionné de Graziano Gregori, ce plan incliné ? Il dévore les deux tiers de la scène dans une pente où le meilleur grimpeur du tour de France rendrait âme et tablier. Cette manie des dénivellations périlleuses, commence singulièrement à nous agacer. Véritable phénomène de mode, ce concept, au-delà du fait qu’il est bien éculé, n’apporte strictement rien. Perte de l’espace scénique, aucun effet visuel saisissant, mais également – et cela est bien plus criminel à nos yeux -, multiplication des difficultés pour les chanteurs dans leur projection vocale et lors de leurs déplacements compliqués ou dangereux… Les souterrains du bunker eux, fonctionnent bien pour la compréhension de l’œuvre (situation critique des rescapés de Troie, chute psychologique et sociale d’Ermione). L’esthétique n’est pas sans rappeler un Pizzi de mauvaise inspiration. Pizzi assumait au moins un gigantisme des lignes frisant certes parfois le grandiloquent, mais capable de suggérer un souffle manquant cruellement à Gregori. A la mise en scène, Danielle Abbado, s’il n’apporte rien de révolutionnaire, fluidifie l’œuvre, en participant à son rythme. Il aide les différents protagonistes à se définir, magnifie leurs caractéristiques en s’appuyant sur leur personnalité. Si les déplacements de masse ne dépassent guère le cliché photographique désiré, les seconds rôles jusqu’à la présence muette mais émouvante d’Astyanax, le fils d’Andromaca, sont finement dessinés. Rien de particulier à relever pour les efficaces éclairages de Guido Levi, s’accommodant des encombrants fumigènes dont Pesaro semble avoir obtenu un prix de gros (Ermione, Maometto II), sans doute en option avec le lot de fin de série de faux pétales de roses et autre confetti (Maometto II, Equivoco ET Viaggio)… Les costumes (uniformes d’inspiration mussolinienne) de Carla Teti participent humblement à la caractérisation du statut social de chacun. Ce ne sont pas les accessoires sensés être iconoclastes (masques, éphèbes dénudés et enchaînés à tête de chien, femmes soldats au poitrail faussement exposé), qui viendront perturber l’écoute ou choquer le bourgeois, et cela est très bien ainsi.
Toute grande satisfaction pour la direction de Roberto Abbado. Le Maestro est tout simplement superlatif dans les tâches qui vont lui incomber. Vision globale de l’œuvre, assumant ses paradoxes, ses ruptures et ses contrastes. Il insuffle cette dimension qui nous a manqué théâtralement. Ses préludes, introductions et enchaînements, tout participe à embarquer son public dès la singulière structure de l’ouverture avec chœur. Il ne relâchera son emprise qu’à la fin de la soirée où un public rompu, enivré et ému, pourra laisser éclater sa reconnaissance. Abbado est génial dans la compréhension de ses solistes. Il en ressent dans l’instant, l’exact niveau de forme et de projection. Tout en ne se montrant jamais complaisant avec les impératifs de leur rôle, il aide au mieux ses protagonistes à assumer leur partie mais aussi, à se dépasser. Du grand art d’accompagnement de chanteurs. Certains solistes dont le rôle titre, lui doivent beaucoup. L’affiche au-delà de certaines limites, frappe par sa cohésion. Déjà cité, mention pour le jeune comédien qui nous émeut dans le rôle d’Astyanax, victime expiatoire des convoitises politiques et amoureuses. L’Attalo de Riccardo Botta et la Cefisa de Cristina Faus se produisent avec satisfaction tandis que la Cleone d’Irina Samoylova, une des nombreuses voix «d’école slave » mal dégourdies et dégrossies dont s’entiche incompréhensiblement le ROF, s’accommode mal des bruyantes ondulations d’un vibrato n’étant pas sans rappeler un poste de radio mal réglé. Le Fenicio de Nicola Ulivieri n’appelle que des éloges. Le chanteur est sous-employé dans ce rôle où son timbre et sa belle émission font mouche. Nous ne tiendrons pas rigueur à Ferdinand von Bothmer (Pilade), de petits errements rythmiques, ni des quelques limitations d’un aigu un peu terne ce soir. Si théâtralement, le ténor ne nous est jamais apparu comme un foudre de guerre, il a su faire montre en bien des occasions, de plus glorieuses prestations. Marianna Pizzolato doit énormément à son courageux remplacement de Kasarova à Pesaro en 2004. Toujours soutenue par Zedda, elle a développé une appréciable carrière italienne et à l’étranger, notamment à Liège où elle a déjà été affichée dans Elisabetta (Maria Stuarda), suivront Rosina et Mafio Orsini au côté de la Lucrezia Borgia d’Anderson. Toujours les mêmes conclusions. Du beau chant souvent, une intelligente conscience et un respect des moyens, une bonne assimilation des règles belcantistes en particulier du bagage rossinien. Cela n’est déjà pas si courant de nos jours. Par ces temps de disette, l’emploi de gabarits vocaux comme Pizzolato, tout à fait honorables, mais accusant de flagrantes limites dans un grand rôle serio, relance sans cesse le même débat : faut-il monter les grandes œuvres donizettiennes et rossiniennes où le bat blesse le plus souvent, au prix de compromission sur l’adéquation des solistes ou se passer de ces œuvres puisqu’il n’y a apparemment plus ces pointures capables de leur rendre justice ? Comme nous aimons susciter une réflexion chez nos lecteurs, nous vous proposons donc celle-ci. Autrement, Pizzolato chante bien son Andromaca, mais, comme à Liège dernièrement pour Elisabetta, un pan entier du personnage dans sa hiérarchie, son aristocratie et tout simplement son envergure lui font cruellement défaut. Nous avons devant nous davantage une Angelina au coin de l’âtre qu’une princesse déchue et bafouée. Intelligente, Pizzolato sublime les accents maternels d’Andromaca et cela fonctionne, tout comme ce qu’elle est amenée à accepter pour sauver son fils. Antonino Siragusa doit lui aussi énormément à son Norfolk en 2004 à Pesaro. Au terme d’une grande saison (nous avons applaudi son Ramiro à Paris ainsi que son Norfolk à Bruxelles), il se définit comme un des rossiniens les plus appréciables du moment. Emission glorieuse, saine, virile, son Oreste est de haut vol. Nous devons regretter une fois encore qu’un chanteur aussi estimable ne soit pas plus raffiné dans sa syntaxe rossinienne souvent fort prosaïque (nuances, variations d’une pauvreté sahélienne). Manque d’imagination ? Paresse puisqu’il récolte régulièrement des triomphes ? Cela est d’autant plus enrageant que la majeure partie de la soirée ne semble rien lui coûter. Seule la dernière et dramatique apparition en duo avec Ermione, le trouve confronté à ses limites en termes de largeur et d’endurance. Ceci est dit uniquement par rapport à un artiste pouvant à notre sens, énormément progresser et dont il serait dommage que les lauriers justement récoltés ne servent qu’à profondément s’endormir. Tout notre respect et notre admiration à Gregory Kunde. Il confirme un retour dans des emplois toujours aussi exigeants. Il s’agissait de sa troisième apparition en Pirro après Santa Fé et New York. Kunde n’est pas par essence le baryténor qu’était Nozzari. Le postulat est posé, mais ce qu’il va offrir ne nous a lésé à aucun niveau. Intelligemment, Kunde tout en respectant la partition et en la servant avec humilité, ne se frottera jamais au souvenir titanesque de Chris Merritt. Il assume l’ambitus inhumain de Pirro, audible même dans sa première octave, il ne se dérobe ou n’esquive jamais. Au niveau du style, des différents ornements, de leur expressivité dans leur inégalité rythmique si particulière, dans l’art du rubato et l’utilisation d’une vraie palette de nuances, tout ce bagage est sublimé par l’expérience d’une longue carrière. Kunde se définit comme un (le ?) des derniers grands ténors rossiniens du Golden Age, en activité. A cet art du chant, Kunde ajoute une psychologie plus fine et fouillée que ce que proposait un Merritt plus monolithique. Son Pirro apparaît non seulement comme un tyran mégalomane mais aussi, comme un manipulateur amoureux, cynique et pervers. Kunde reçoit une immense ovation, de quoi le conforter dans son choix de conserver ce rôle qu’il nous promet bientôt en tournée de concerts à Paris, Amsterdam, Luxembourg et Bruxelles… Sonia Ganassi, remporte une victoire appréciable sur Ermione. La mezzo qui au départ faisait merveille dans le contraltino alla Cenerentola, a élargi son répertoire dans tous les sens du terme. Rôles dramatiques de mezzo mais également plusieurs emplois de soprani. Si globalement, on peut parler de réussite pour cette «évolution » en terme de longévité, l’émission elle, n’en sort pas indemne. Le moelleux n’était pas la vertu première de Ganassi. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les choses ne se sont guère arrangées. Son Ermione est née de la relative réussite de son Elisabetta à Pesaro en 2004. Visiblement, ici, pour les rôles alla Colbran, on préfère distribuer un mezzo sachant monter, plutôt qu’un soprano peinant à descendre. L’idée peut tenir la route. Ganassi mettra un certain temps à s’échauffer. Son entrée avec le redoutable duo avec Pirro, la trouve en difficulté à soutenir le slancio plus que la tessiture. Elle trouve ensuite ses marques et forcera le respect, malgré ce chant à la diction confuse, hormis dans des récitatifs expressifs. Curieusement, le grave semble plus atteint par les choix de carrière. Le bas médium sonne sourd et les graves frisent plus d’une fois des sonorités un peu louches dans leur atterrissage mal assumé. Pour la tierce aigue d’Ermione, redoutable jusqu’à l’ut, Ganassi se sert d’une ficelle utilisée par Caballé dès 1985. Pour donner son impact à la note, elle respire avant cet aigu, quelque soit le phrasé ou le mot, quitte à le scinder en deux, réappuie le son au niveau du souffle et de la glotte et l’émet en force. Cela fonctionne (jusque quand ?) mais pour le résultat esthétique et stylistique, on entend dans ces moments, davantage une vériste alla Santuzza qu’une rossinienne… Nous avouons néanmoins nous être rendus à cette Ermione. Il faut saluer la composition dramatique de Ganassi. La mezzo ne peut compter sur un charisme ou un physique de scène dont est parée Antonacci par exemple. Or, Ganassi par son investissement total, transcende une allure banale et se métamorphose en une créature psychotique, plongeant au plus profond des abîmes de l’être humain. Elle nous entraîne littéralement dans les entrailles du spectacle et dans ce qu’un humain peut être amené à commettre de plus vil par passion. Sa grande aria l’entend vocalement et dramatiquement n’esquiver aucune difficulté, seuls les longs traits coloratures la voient contrainte à alléger son émission à contre sens musical. Mais, sa scène finale, dans les profondeurs des geôles, bouleverse et verra un public ayant retenu son souffle, la remercier à juste titre pour une véritable performance. Enorme succès collectif pour cette soirée, filmée et qui verra vraisemblablement sa diffusion en dvd par Dynamic.
Philippe PONTHIR