Dans ses Mémoires artistiques publiés à Florence en 1865 Giovanni Pacini revient sur un épisode remontant à 1832 : « après le succès d’Ivanhoé à La Fenice », écrit-il, « je rejoignis les miens (à Viareggio) – où il s’était installé en 1822 – et m’y occupai d’une oeuvrette intitulée Il convitato di pietra qui fut interprétée par ma sœur Claudia, ma belle-sœur (Rosa), mon frère Francesco, mon père et le jeune Billet, de Viareggio, dans le petit théâtre de la maison Belluomini. »
Ces lignes ayant piqué leur curiosité, Jeremy Commons et Daniele Ferrari allèrent explorer les archives de la Bibliothèque communale Carlo Magnani de Pescia, où le compositeur s’était éteint. Ils y trouvèrent le manuscrit, déposé par les soins de la petite nièce du compositeur, et ils en ont tiré une édition critique. C’est donc à la découverte de cette œuvre que nous convie le festival Rossini à Wildbad. De la date et de la destination de l’ouvrage il découle que le climat musical et vocal se conforme au langage mélodique italien des années 1820-1830, où la profondeur de l’inspiration s’efface derrière l’hédonisme du beau chant, car, expliquent les deux « découvreurs », pour complaire aux interprètes, parents et amis qui connaissaient bien ses œuvres précédentes, le compositeur y puise les airs à la demande et selon leurs possibilités.
Ces dernières sont celles d’amateurs doués, et d’un grand professionnel, créateur du Geronio du Turco in Italia, qui n’est autre que le père du compositeur, le chanteur Luigi Pacini (1767-1837) ténor à ses débuts et puis basse-bouffe. Bien que retiré des scènes, il a encore une fraîcheur vocale qui lui permet des aigus bien timbrés et une agilité propre à briller dans le chant syllabé et rapide. A lui le rôle de Ficcanaso, équivalent de Leporello. Son fils Francesco, à la voix de ténor étendue et souple, sera le séducteur, conçu comme un cousin des ténors rossiniens. Leur ami Billet, une basse sonore, sera à la fois Le Commandeur et Masetto. La sœur du compositeur, Claudia, condensera dans son personnage de Zerlina la naïveté de la paysanne et l’inquiétude jalouse de Donna Elvire, (qui disparaît), un amalgame complexe qui demande l’agilité d’une colorature et la richesse expressive d’un soprano dramatique. Rosa, l’épouse de Francesco, prêtera à Donn’Anna son timbre de contralto. Et Ottavio ? Le rôle sera tenu par un autre ténor, probablement issu de l’école de musique fondée par Giovanni Pacini à Viareggio, où il trouvera aussi les éléments d’un chœur de voix mâles , ainsi que les instrumentistes pour composer un orchestre de quinze musiciens, treize cordes et deux flûtes.
On le comprend, il y a de quoi tenter le directeur artistique d’une manifestation dédiée pour l’essentiel au bel canto, avec cet opéra de chambre dont la conception même autorise l’emploi simultané de chanteurs déjà confirmés et d’autres à peine issus de l’Académie vocale dirigée cette année par Raoul Gimenez. Et quand il s’agit, comme à Wildbad, d’un festival contraint par l’exiguïté de son budget à faire des miracles quotidiens, une production semblable, avec orchestre et chœur à effectif réduit, est effectivement pain bénit. Mais le spectacle proposé n’est en rien une représentation au rabais ! Une fois acceptée la genèse de l’œuvre, on ne peut qu’admirer comment l’ingéniosité et le talent font oublier la modestie des facteurs matériels.
Le point de départ est le décor. Une immense table ovale susceptible de se diviser en deux fausses demi-lunes peut accueillir la famille au sens large qui vit réunie sous le toit de la maison patricienne Belluomini ; en arrière-plan une vaste porte à persiennes fermée suggère un autre espace, indéterminé et donc à destination multiple selon que la porte est ouverte ou fermée et selon qui la passe ou s’y encadre. Quelques chaises, le fauteuil du patriarche, et un tableau de famille qui en prendra un coup avant d’être restauré pour le tableau final. Du reste une servante est en train de l’épousseter, tandis que le public prend place. Dans cette maison bourgeoise, il y a des domestiques ; et ils vont être les témoins de la nouvelle lubie de leurs maîtres, cette représentation qu’il va falloir préparer, répéter, ce qui à coup sûr créera un surcroît de travail, avec des partitions qui traîneront partout, des horaires bouleversés, des meubles déplacés, voire des scènes suggestives qui donneront des idées à ces serviteurs.
Ainsi commence la mise en scène, qui va nous proposer d’assister à la mise en place progressive du projet, décidé autour de la table, et mis aussitôt à exécution, avec plus ou moins d’ardeur et de rapidité selon les personnes, et selon leurs affinités secrètes avec les personnages et les situations. Car il est évident que se préparer à représenter Don Giovanni, même s’il s’agit d’une adaptation du chef d’œuvre de Mozart sur des musiques « de famille » cela fait courir des risques, en particulier pour les femmes, confrontées même pour rire à la séduction et à la violence, quoiqu’adoucie, du tentateur. Mais le prix du travail de Anke Rauthmann est la légèreté avec laquelle elle fait exprimer tous ces non-dits par l’attitude ou les expressions des interprètes. De ses collaborations avec Giancarlo Del Monaco et Jean-Claude Auvray, elle n’a retenu que le meilleur, et pour cette production originale elle fait montre d’une sûreté de goût du meilleur aloi. Citons à titre d’exemple le traitement de la scène finale, où lorsque Don Giovanni s’avance pour répondre au défi du commandeur Ficcanaso se jette en avant pour priver l’ombre venue de l’au-delà de sa proie : Luigi, le père, pouvait-il laisser son fils Francesco se livrer aux feux de l’enfer ? Ainsi la réalité rejoint la fiction, et l’étreinte finale de Ficcanaso et de Don Giovanni couronne avec élégance et pertinence la représentation.
Zerlina déçoit quelque peu ; elle ne rend qu’en partie la complexité de son personnage – le seul justement à avoir un peu d’épaisseur- aussi bien vocalement que théâtralement. Zinovia-Maria Zafeiriadou désire plaire, et elle est en effet charmante, dans ses toilettes variées et seyantes ; mais la voix est bien légère, plutôt monochrome, les agilités ne sont pas impeccables et quelques aigus légèrement faux. Peut-être le trac de la première n’arrange-t-il rien. Donn’Anna se drape dans le riche velours de mezzo clair de Géraldine Chauvet, aussi dramatique que souhaitable, sinon irréprochable dans les vocalises rapides.
En Ottavio, Giorgio Trucco n’est guère favorisé mais compose un personnage savoureux, comme emprunté pour entrer dans un rôle éloigné de sa personnalité ; l’Otello de Rossini lui donnera l’occasion de se mettre en valeur vocalement. L’autre ténor, Leonardo Cortellazzi, tire un bon parti des airs séduisants que Pacini a attribués à Don Giovanni, jusque dans une sérénade tout droit venue de Naples, et son comportement scénique balance très agréablement entre la conviction du personnage et la distance de Francesco Pacini se regardant interpréter le rôle de Don Giovanni. Giulio Mastrototaro est plus un baryton Martin que le baryton basse attendu, mais il vient dignement à bout des passages d’agilité verbale réservés par le fils à son père et entre dans le personnage de Ficcanaso avec facilité. Dans le double rôle de Masetto et du Commandeur, la jeune basse Ugo Guagliardo, un nom déjà connu des lyricomanes, confirme ses dons scéniques et vocaux ; la voix homogène, les graves ronds et pleins, et une présence qui s’impose le destinent à un bel avenir.
L’enthousiasme du chœur, l’obéissance de l’orchestre, soumis à la baguette précise d’un chef particulièrement soucieux de coller au plus près des pulsations de la musique de Pacini, ont porté l’ « oeuvrette » et, joints à la qualité du travail théâtral, serti dans l’écrin du Kurtheater, en ont fait une représentation qui nous a comblé, satisfaction largement partagée par une assistance apparemment ravie de cette découverte insolite.