L’opéra de Rennes organise pour la deuxième fois Opéramorphose, un passionnant « marathon créatif » afin d’interroger le genre lyrique.
Lodie se sent « heureuse et épuisée comme au retour d’une longue randonnée » après avoir pendant trois jours « questionné l’intime » dans un processus que Fabienne dit « éprouvant, éreintant mais bénéfique » afin « de revenir à l’essentiel, à l’état de présence ».
Pour certains comme Alvaro « le courant est passé tout de suite ». Pour Margaux « c’est une chance d’être là, il est rare pour un chanteur d’interroger l’objet qu’on est en train de manier et de le mettre en lien avec le monde. »
Les 21 participants d’Opéramorphose#2 se disent donc heureux et fatigués, puissamment « déplacés dans leurs pratiques ». Sans doute n’imaginaient-ils pas à ce point « sortir de leur zone de confort » en répondant présents à la proposition de l’Opéra de Rennes.
© opéra de Rennes
L’institution bretonne aime innover, s’extraire de ses ors et velours pour en questionner la matière première. Elle s’était déjà penchée en 2020 sur l’opéra expérimental avec la première édition d’OpéraMorphose qui rassemblait artistes et professionnels du champ culturel pour un trois jours intenses inspirés par le concept de Museomix qui agite le Landerneau muséal depuis plus de dix ans.
Le projet est soutenu et financé par la DGCA* qui souhaite créer des temps de rencontres entre professionnels de la culture et acteurs du champ social et éducatif. En juin, Albi accueillait un concept similaire autour de la musique orchestrale contemporaine. « Nous souhaitons promouvoir ce type d’action deux fois par an sur le territoire afin de faire évoluer les pratiques des lieux culturels autour des enjeux actuels. Il s’agit d’un outil qualitatif, complémentaire des rencontres professionnelles et institutionnelles que nous organisons par ailleurs » précise Dominique Müller, délégué à la musique.
L’opéra, spectacle total, se prête volontiers au procédé. Pour cette seconde édition, le thème retenu est bien dans l’air du temps, reflet des défis inhérents au genre ces dernières années : « L’opéra partout et pour toutes et tous : réinventer le rituel » : foin d’élitisme, comment ancrer l’opéra dans un territoire, comment permettre à chacun de s’en saisir ?
« La démarche est résolument collaborative. Chaque équipe est pluridisciplinaire. Comment créer rapidement une synergie entre des gens qui ne se connaissent pas et sont issus d’univers très différents? L’agence Sensible, spécialisée dans la facilitation de ce type d’événement est en charge de cette délicate mission.
Simon Gauchet, metteur en scène, a quant à lui participé activement à préciser les sujets abordés avec le souci d’améliorer encore le dispositif développé lors de la première édition : « s’éloigner du lieu opéra pour mieux identifier le genre opéra. En 2020, les équipes travaillaient sur le plateau et ont finalement proposé trois mini-opéras comme autant d’allégories de la problématique à explorer ». Un résultat passionnant, mais presque trop concret finalement. Il s’agit plus de « rêver l’opéra, d’être en porosité avec la société sans être trop opéra-centré ». Matthieu Rietzler, partage cette idée qu’il est fructueux de quitter les murs de l’institution pour créer de nouveaux possibles : « Cela déplace tout le monde dans le bon sens du terme pour une formation continue hyper intensive… Moi-même cela me nourrit dans mes fonctions de directeur et crée une communauté de talents autour de l’opéra de Rennes sur laquelle s’appuyer. » Ceci dit, l’organisation mobilise beaucoup d’énergies et il serait assez favorable au soutien d’une autre maison pour la troisième édition d’OpéraMorphose afin, également, de mobiliser d’autres réseaux.
Mais revenons sur le déroulé de ces trois jours intenses :
Il a d’abord fallu construire le groupe et les trois équipes qui allaient chacune se saisir de l’une des cinq questions proposées à leur sagacité.
© opéra de Rennes
Speed-dating pour se raconter en une minute de manière ludique et décalée, brainstorming et post it colorés pour s’emparer des différents sujets… L’ambiance est joyeusement fébrile et l’envie de rencontre manifeste.
Les propositions fusent, reprenant parfois des chemins déjà explorés – car le genre lyrique ne manque pas de ressort en dépit de sa réputation conservatrice. Certaines osent l’opéra tik-tok, l’opéra-météo, l’opéra-improvisé, l’opéra jeu de rôle, l’opéra-karaoké et même l’air-opéra !
Finalement le pile ou face départage certains participants car chaque équipe, soutenue par un facilitateur, doit être équilibrée. Les artistes issus de l’opéra sont rejoints par un professionnel de l’espace public, architecte ou designer, un plasticien ou illustrateur afin de nourrir différemment la créativité sans oublier un acteur du champ social et des droits culturels dont on espère le regard de « Persan » cher à Montesquieu.
Voici les trois problématiques retenues :
– Quel récit pour un opéra d’aujourd’hui et de demain ?
On se doit d’inventer de nouveaux récits pour fabriquer de nouveaux imaginaires, de nouvelles visions du monde. Comment l’opéra se saisit-il de cette question ? Quelles représentations du monde pour quels publics ? Comment nos imaginaires sont normés malgré nous ? Quel répertoire ? Quel livret ?
– Qu’est-ce que serait un opéra situé ?
Comment inventer un opéra de manière contextuelle par un et pour un territoire et celles et ceux qui y habitent ? Qu’est-ce que cela implique dans la forme de l’opéra, dans les processus de production, dans les récits imaginés ? S’ils retiennent cette thématique, les participant.e.s devront commencer par choisir un lieu et un contexte existants pour déployer une proposition.
– Et si on inventait un opéra tout-terrain ?
Comment un opéra peut-il se jouer partout et pour tou.te.s ? Il s’agit de penser l’itinérance du lieu et du genre « opéra » ce qui pose la question de l’accessibilité, de la communication, du lieu itinérant mais aussi d’un récit qui pourrait se faire en plusieurs parties… Et c’est aussi se demander ce que serait un opéra « pauvre », c’est-à-dire sans aucune technique ? »
L’hôtel Pasteur avec son parquet sonore, ses graffitis et ses espaces multiples se révèle un lieu « circulant, convivial » investi avec gourmandise par les trois équipes qui chaque soir se prêtent à l’exercice périlleux du « livrable », état des lieux du travail en cours avant une restitution publique qui rassemble une cinquantaine de curieux de tous âges le dimanche après-midi :
Armance, âgée d’une dizaine d’années, a adoré improviser, danser avec l’équipe de l’art du récit, tout comme Delphine, pimpante sexagénaire qui remercie chaleureusement : « je me suis sentie avec vous tout le temps ».
Ce groupe – passé de sept à quatre participants – est sans doute le plus touchant, car le plus malmené. La radicalité du processus s’est avérée peu supportable pour trois membres de l’équipe.
Leur proposition, intitulée Zone grise, explore par le corps et l’improvisation cette forme d’impasse avec autant de sincérité que de courage. « Notre bibliothèque de matières, notre récit, ce sont finalement ces deux jours » Parce qu’on « est tous d’accord sur le papier, pour parler écologie, féminisme, mais qu’en pratique c’est tout autre chose » pointe Alexandra. « Cela demande beaucoup de temps. Il est si difficile, même animé des meilleures intentions, d’être vraiment inclusif, totalement horizontal, de ne pas chercher à imposer sa vision, son discours à l’autre. Comment se rendre disponible, faire un pas de côté sans se perdre ? » questionne Lodie. Comment créer un dialogue non frontal ? Se passer de protocole, de recette ? Cela « met en tension, en glissement, en vibration » . « Nous revenons d’un endroit émotionnel, psychologique extrêmement chargé et c’est pour nous hyper touchant d’avoir pu le partager » conclut Fabienne.
Avec Opera Deus Ar Vro le second groupe a imaginé un « opéra de pays en trois saisons » afin de s’ancrer dans un territoire.
La restitution est rieuse. Nous voilà habitants de la communauté de communes du Kreiz Breizh, invités à une réunion d’information qui va nous permettre de nous impliquer dans le projet par de multiples ateliers. Géraldine – familière de ce type de processus dans son activité de metteuse en scène – mène la réunion tambour battant, Germain présente le processus scénographique, avec des outils « en mode sans échec ». Maïna nous fait expérimenter le plaisir du chœur avec deux bourdons qui soutiennent le chant limpide de Margaux.
Les visuels de Matthieu Fayette invitent déjà à entrer en Sortilèges avec cette troisième proposition qui pourrait presque compléter la précédente. Les thématiques sont proches mais plongent ici concrètement dans l’œuvre à créer « tout-terrain ».
L’Enfant et les Sortilèges – que Sylvie rebaptise bien joliment « l’enfant et les sacrilèges » par la magie du lapsus – sert de matière première à une création contemporaine. Elle intercale entre les séquences de Ravel, de brèves pastilles mettant en musique et en voix des interviews des habitants du territoire. Celles-ci se résument à trois questions : se présenter brièvement, évoquer une chanson d’enfance ainsi que le souvenir d’une grosse bêtise. Karen et Thomas se prêtent volontiers à l’exercice dans un bref extrait vocal remarquablement convainquant composé par Alvaro. Des applaudissements enthousiastes clôturent la présentation.
L’opéra de Rennes, qui mène depuis plusieurs années une belle politique de créations contemporaines, d’opéras participatifs … se présente lui même et avec raison comme un « défricheur ». Preuve en est faite une fois encore avec cette exploration passionnante au cœur de la fabrique lyrique d’aujourd’hui et de demain.
Comme le souligne Lilian Madelon, responsable communication, « il se peut que l’opéra joue un rôle de pépinière, d’incubateur pour certains projets même si ce n’est pas la commande ». Matthieu Rietzler renchérit « C’est pleinement notre rôle que de permettre aux parties prenantes de se rencontrer, de continuer à se former… L’étape suivante serait de donner vie à un ou plusieurs projets pour continuer à tester, expérimenter ». A l’issue de la précédente édition, plusieurs participants avaient décidés de poursuivre leur collaboration, diffusant ainsi de nouvelles pistes sur le territoire. On sent le directeur assez tenté de s’impliquer cette fois plus avant.
Impossible de rendre compte de la richesse de ces trois jours, guettez les podcasts d’ici quelques semaines pour mieux en goûter la saveur.
* Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture