Evidemment, un festival d’art lyrique peut se permettre d’offrir des spectacles qu’on imaginerait mal dans un théâtre de répertoire, et il est bon qu’il en soit ainsi. On peut donc imaginer que les spectateurs venus voir Falstaff à Salzbourg connaissent déjà bien le testament verdien. Du moins, on le leur souhaite, car faute d’une réelle familiarité avec l’œuvre, ils auront sans doute eu du mal à comprendre les tenants et aboutissants de cette comédie en musique, tant la production se dispense de les rendre limpides.
De Damiano Michieletto, on avait pu apprécier à Pesaro l’intelligence du travail et l’originalité ; son Barbier de Séville genevois, repris à l’Opéra Bastille en début de saison, a pu séduire ou agacer, mais n’a laissé personne indifférent. Pour Falstaff, le metteur en scène italien a eu recours à un artifice désormais courant : le personnage principal rêve les événements qui forment l’intrigue de l’opéra. Falstaff est bien le gros vieillard du livret, mais loin d’habiter l’auberge de la Jarretière, c’est l’un des pensionnaires de la Casa Verdi, cet hospice pour artistes retraités fondé par le compositeur lui-même. Le héros s’accroche à la partition de Falstaff, il feuillette un album de photos de spectacle et, pour aller séduire Alice, revêt son ancienne tenue de scène. Et tout se passe de nos jours, dans ce décor unique, où les personnages surgissent du sol comme autant de fantômes du passé, vêtu de tenues poussiéreuses, de style vaguement 1900. On va et vient constamment entre rêve et réalité, avec tout un lot de figurant du troisième âge qui passent, mangent ou se mêlent à l’action. Tout cela se laisse regarder et parvient à proposer une réflexion émouvante sur le vieillissement, avec notamment ce couple d’amoureux octogénaires qui évoluent en parallèle au couple Nannetta-Fenton. Le hic, pourtant, c’est que les idées se juxtaposent sans vraiment former un tout cohérent. Quickly est tantôt une piquante infirmière d’aujourd’hui, tantôt un des spectres d’autrefois. Les rapports entre les différents personnages ne sont absolument pas clairs, et il vaut mieux savoir d’avance qui est qui, faute de rester complètement à l’extérieur du spectacle.
A la tête d’un orchestre somptueux, Zubin Mehta est à son affaire, mais il s’autorise des lenteurs déplacées, dans certains ensembles, notamment au deuxième tableau. Peut-être y aura-t-il été contraint par certains chanteurs, afin de tenir compte de leurs possibilités. Pour la distribution vocale, on a fait le choix d’une italianité affirmée, avec trois exceptions : l’excellent Javier Camarena, Fenton exquis aux aigus enchanteurs, la Meg au timbre clair de Stephanie Houtzeel, et la juvénile Quickly d’Elisabeth Kulman, aux graves sonores et jamais poitrinés, dont la silhouette élégante nous change agréablement des matrones habituelles. Il y a néanmoins certains Italiens dont la présence ne se justifie pas tout à fait dans un festival de réputation internationale, comme les deux ténors qui parlent ou aboient leur rôle, faute de pouvoir en chanter réellement les notes graves ou aigues qui leur échappent. A côté de ces deux points noirs, Davide Fersini est un Pistola probe mais peu truculent. En Alice, Fiorenza Cedolins fait valoir un timbre sombre, presque plus que Meg, mais pâtit parfois d’une voix un peu alourdie, et le vibrato lui tient lieu de trille. Ambrogio Maestri a promené son Falstaff sur toutes les scènes de la planète, et il est aujourd’hui sans rival dans ce personnage, au point qu’on se demande s’il a d’autres rôles à son répertoire. Massimo Cavalletti est un Ford solide, un très prometteur baryton verdien qu’on aimerait entendre dans des emplois de premier plan. Quant à Eleonora Buratto, jadis protégée de Riccardo Muti, son timbre frais est un régal. Cela ne suffit pourtant peut-être pas à faire passer cette version devant d’autres DVD, musicalement plus équilibrés et visuellement plus immédiatement accessibles.