Il me fut récemment donné, à l’issue d’une remise de prix fortement arrosée de vins capiteux, de battre le pavé avec un pianiste français de premier plan. Evidemment, nous y allâmes de nos couplets de deploratio et de laudatio temporis acti. Les mauvaises nouvelles abondaient et les trois ou quatre nuages noirs qui chaque année traversaient le ciel de la musique étaient devenus en cette année 2014 un cumulo-nimbus inquiétant, en France comme à l’étranger. Non, décidément, rien n’incitait à l’optimisme.
Il fallait cependant bien s’y résoudre : aucune de ces mauvaises nouvelles n’entamait notre amour de la musique, notre envie de le partager et pour ainsi dire notre foi. Au contraire, il y avait quelque chose de stimulant dans cette déshérence, le sentiment d’un combat presque perdu d’avance contre toutes sortes d’influences puissantes, et donc d’un combat qu’il fallait livrer quasi-héroïquement. Au même moment, le directeur de l’Opéra de Paris lui-même donnait, dans deux tribunes publiées coup sur coup par Le Monde et par Les Echos, dans un alarmisme gentiment surjoué achevant de démontrer, si besoin était, la frivolité des postures déclinistes. Il fut donc résolu entre nous que 2015 se placerait sous le signe d’un indéfectible optimisme.
A cet endroit, lecteur, devrait prendre place une longue liste de toutes les merveilles attendues de l’année qui vient : spectacles à ne pas manquer, stars à suivre, disques inoubliables, rééditions décisives, concerts mémorables. Et certes, cela abondera, et nous nous en réjouissons d’avance, et cela attestera la vitalité exubérante de ce que l’on présente trop comme menacé, malade voire carrément mort.
Mais ce n’est pas cela qui nous nourrira le mieux notre optimisme. L’image doit ici s’élargir et la focale s’ouvrir grand. Car 2014 ne fut pas une année comme les autres.
Nous avons vu revenir la guerre en Europe (Ukraine), nous avons vu prendre corps une menace nouvelle d’une ampleur imprévisible (l’Etat islamique), nous avons vu mourir par dizaine de milliers des citoyens frappés par leur tyran (Syrie), nous avons vu quelques grandes certitudes macroéconomiques s’écrouler en quelques jours (le prix du pétrole), nous avons vu les doctes avouer qu’ils n’avaient rien vu venir de ces bouleversements , et nous les avons vus aussi, en France, se tromper systématiquement point tant sur leur action que sur les résultats de leur action, cependant que nous voyions les laissés pour compte de cette Afrique dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle connaît un développement fulgurant embarquer avec femmes et enfants dans des cargos sans pilote pour venir se fracasser sur les côtes italiennes, offrant le spectacle le plus consternant de la misère du monde que produit notre époque si innovante. Autrement dit, 2014 aura été la défaite en rase campagne de tous ceux qui croyaient savoir, le démenti cinglant de toutes les prédictions éclairées, la culbute cul par dessus tête des experts et des clercs.
Au regard de cela, cette musique qu’on dit menacée (comment ne le serait-elle pas ?) continue de rayonner avec une puissance que les ténèbres environnants accentuent. C’est en elle, encore et toujours, que nous trouvons la réponse aux questions que nous nous posons, de quelque ordre qu’elles soient. C’est en elle que nous trouvons le spectacle d’un ordre du monde, d’une cohérence des formes, que tant d’actions humaines brouillent ou abattent. C’est en elle que nous trouvons à contempler des splendeurs durables, quand les doctes et les puissants se soumettent à un court terme avilissant. C’est en elle que nous entendons la voix de génies qui, bien moins instruits que ceux qui fabriquent le monde d’aujourd’hui, en savaient infiniment plus long et nous ont offert la profondeur de leur regard. De toutes les promesses entendues, les promesses de la musique ont cette année encore été les mieux tenues.
Ainsi, cette culture qu’on dit moribonde, cette musique qu’on dit menacée, n’ont en fait jamais été aussi éclatantes et rarement aussi éminemment utiles. Elles seules peuvent en effet opposer aux oiseaux de mauvais augure et aux démoralisateurs professionnels la présence en nos vies d’une grandeur, d’une perfection, d’une beauté qu’on ne saurait nous ôter.
Puisse Keats servir de frontispice à cette année 2015,
Un objet de beauté est une joie éternelle,
Son charme ne fait que croître ; et jamais
Ne sombrera au néant, mais restera toujours
Pour nous un havre de calme, un sommeil
Plein de doux rêves, de santé et d’un calme respir.
Aussi chaque jour qui passe, nous tressons
Une guirlande fleurs pour nous lier à la terre,
Malgré le désespoir, l’inhumaine disette
De nobles créatures, malgré les jours lugubres,
Les chemins ténébreux et malsains
Où marche notre quête : oui, en dépit de tout,
Une forme de beauté vient enlever le suaire
De nos esprits en deuil
(Endymion, 1818)*
* A thing of beauty is a joy forever ;
Its loveliness increases ; it will never
Pass into nothingness ; but still will keep
A bower quiet for us, and a sleep
Full of sweet dreams, and health, and quiet breathing.
Therefore, on every morrow, are we wreathing
A flowery band to bind us to the earth,
Spite of despondence, of the inhuman dearth
Of noble natures, of the gloomy days,
Of all the unhealthy and o’er-darkened ways
Made for our searching ; yes, in spite of all,
Some shape of beauty moves away the pall
From our dark spirits.