Oublions le titre, accroche astucieuse autant que trompeuse : « Rivales n’est qu’une farce, une guerre imaginaire entre deux divas, mais la mise en scène de leur fausse rencontre nous offre le plaisir de vraies retrouvailles » annoncent d’emblée Véronique Gens et Sandrine Piau en exergue du livret. La Dugazon (1755-1821), étoile de la Comédie italienne, ne fut jamais la rivale de Madame Saint-Huberty (1756-1812), première chanteuse de la troupe de l’Académie royale. Leur vocalité destinait les deux interprètes à des emplois sensiblement différents et qui ne les exposaient guère au jeu des comparaisons, d’autant qu’elles ne se sont vraisemblablement jamais croisées sur scène. Amoureuse ingénue, soubrette espiègle et comique chez Grétry ou Dalayrac, celle que l’on surnomme la « jeune Dugazon », au fur et à mesure que son soprano léger se raccourcit et devient plus central, se tourne vers les mères éplorées et devient d’ailleurs « la mère Dugazon ». Mezzo corsé, mais à la voix d’abord ténue, la Saint-Huberty se métamorphose en reine ou magicienne grâce à son tempérament et aux leçons de Gluck, qui a su repérer le potentiel de l’artiste. Elle réussit même à éclipser Rosalie Levasseur, pour le coup une vraie rivale, et à prendre sa place dans le Roland de Piccinni (1783) avant que la Didon du même compositeur ne lui apporte la gloire.
Sandrine Piau et Véronique Gens revendiquent leur connivence et leur profond attachement au répertoire baroque qui les a « forgées » depuis leurs débuts communs avec William Christie et « y revenir aujourd’hui est un bonheur savoureux » – un bonheur sans nul doute partagé par leurs nombreux admirateurs. Cependant, l’épithète « baroque » ne semble pas tout à fait appropriée pour désigner un programme qui évolue entre classicisme et préromantisme, autrement dit, comme le relève Benoît Dratwicki, au cœur du répertoire du Concert de la Loge. Une fois n’est pas coutume, il faut d’abord saluer la performance de l’orchestre, galvanisé par Julien Chauvin. Plastique sonore superlative (tous pupitres confondus), précision, cohésion, réactivité et virtuosité expressive, le Concert de la Loge s’avère, au même titre que les stars invitées, le héros de cet enregistrement et ce dès les houleuses et saisissantes plages liminaires, inédites : ce fragment de La Belle Arsène de Monsigny et cette scène d’Arianne à l’île de Naxos de Jean-Frédéric Edelmann traversés par l’irrépressible urgence du théâtre.
En réalité, hormis des Gluck plus (« Divinités du Styx ») ou moins courus (« Se mai senti » de Sesto dans La Clemenza di Tito) et le Renaud de Sacchini (« Barbare amour, tyran des cœurs »), exhumé par Christophe Rousset il y a une dizaine d’années (Palazzetto Bru Zane), le programme n’aligne que des premières mondiales. Or, le livret s’intéresse à la carrière des cantatrices et même à leur vie privée pour mieux mettre en parallèle leurs personnalités – celles de deux femmes indépendantes et aux mœurs fort libres –, mais il ne nous dit rien des morceaux choisis ni des ouvrages dont ils sont tirés, lacune pour le moins étonnante. La disparité des styles et des esthétiques dans lesquels se sont exprimés la Dugazon et la Saint-Huberty n’explique qu’en partie le caractère inégal des extraits retenus. Ainsi, contrairement au duo emprunté à La Clemenza di Scipione (1778) de Johann Christian Bach (« Me infelice ! Che intendo ? »), où nous entendons déjà poindre Mozart et qui se suffit à lui-même, isolée de son contexte, la scène du Demofonte de Cherubini (1788) perd sa tension et son enjeu nous échappe. Nous pouvons comprendre qu’au rôle de Mélisse (Armide), pourtant écrit pour la Saint-Huberty, lui soit préféré celui d’Alceste, qu’elle ne fit que reprendre, même si Véronique Gens succède à d’illustres devancières dans le fameux « Divinités du Styx » et que la conduite de Julien Chauvin paraît inutilement fébrile. Par contre, nous regrettons l’absence de la Didon de Piccinni, étape cruciale dans la trajectoire de la vedette de l’Académie royale et dont Véronique Gens avait déjà gravé un extrait sur son album « Tragédienne 2 » (Erato). « Ni l’amante, » par exemple, qui préfigure le « Come scoglio » de Fiordiligi aurait pu compléter utilement l’évocation de Madame Saint-Huberty.
Dans son introduction, comme toujours érudite et fort bien écrite, Benoît Dratwicki oppose l’art « empreint de tendresse, de délicatesse et de naïveté » de la Dugazon, « impressionniste tout en subtilité » à l’art « expressionniste » de la Saint-Huberty, « tout en grandiloquence » : difficile, a priori et avant même de tendre l’oreille, de retrouver nos deux complices modernes dans cette opposition radicale, ce que le disque confirme aussitôt. Alcina écorchée avec Les Paladins le temps d’une scène proprement extraordinaire (« Ah ! Mio cor ! ») sur son récital Enchantresses (Alpha), c’est Sandrine Piau que nous pourrions parfois qualifier d’expressionniste, d’autant qu’elle peut aujourd’hui appuyer ses intentions sur un médium étoffé et riche de couleurs nouvelles.
De Monsigny à Persuis (« Ô divinité tutélaire », dans Fanny Morna ou l’Ecossaise, salué par Jean Mongrédien comme un moment « unique dans l’histoire de la sensibilité préromantique »), nous sommes frappé par l’épaisseur dramatique des parties destinées à la Dugazon ; seule Nicolette (« Cher objet de ma pensée », Aucassin et Nicolette de Grétry) affiche une réelle candeur. La romance de Nina, « Quand le bien-aimé reviendra » (Nina ou la Folle par amour de Dalayrac, un de ses plus vifs succès) qui attendrira jusqu’à Berlioz, aurait d’ailleurs pu figurer ici pour illustrer la veine délicate où s’épanouissait également l’interprète. « Se mai senti » (Sesto dans La Clemenza di Tito de Gluck 1752) dévoile le large ambitus de la première Dugazon et la flexibilité, inaltérée, de Sandrine Piau. Si elle achève de disqualifier Raffaela Milanesi, qui semblait marcher sur des œufs (Deutsche Harmonia Mundi), d’aucuns préféreront sans doute les trésors de volupté dispensés par Cecilia Bartoli – vingt ans plus jeune que la chanteuse française quand elle gravait son récital Gluck (Decca)… Néanmoins, la Piau sait, elle aussi, exacerber l’angoisse qui accable Sesto et dont les puissants accents nous vrillent l’âme.
Faut-il redire quelle immense tragédienne demeure Véronique Gens ? Majestueuse, mais drapée dans sa noblesse, sinon dans sa pudeur, elle n’est pas et n’a jamais été, à l’instar de Madame Saint-Huberty, « une torche vive », pour reprendre la formule de Benoît Dratwicki. Point de débordement ni de « grandiloquence », mais plus qu’une science rhétorique, une intelligence confondante, lumineuse. Avec elle, une inflexion justement choisie revêt un incroyable pouvoir de suggestion : less is more ou des vertus de la litote. Armide (« Barbare amour, tyran des cœurs », Renaud de Sacchini) perd en pulpe, en fougue aussi (Marie Kalinine dans l’intégrale de Christophe Rousset), ce qu’elle gagne en limpidité et en autorité alors que la déclaration amoureuse de Rosette (L’embarras des richesses de Grétry) – rare incursion de la Saint-Huberty dans le registre léger de la Dugazon – se pare d’une gravité inattendue et touchante.
Sandrine Piau et Véronique Gens signent avec « Rivales » de magnifiques retrouvailles. Il fallait non seulement des musiciennes, mais aussi des actrices de cette envergure ainsi que l’inestimable concours du Concert de la Loge pour réussir ce double hommage aux divas du temps jadis.