Le label génois Dynamic fait bien les choses en éditant ce Siberia à la fois en cd, dvd ou Blu-ray. Comme pour marquer l’espoir du retour en grâce d’un bien étrange objet opératique. Donné l’année dernière à Montpellier et aussitôt qualifié de chef-d’œuvre par un de nos amis (on ne le suivra pas), bientôt redonné à Madrid, dans les deux cas en version de concert, avec Sonya Yoncheva dans le rôle féminin principal et Domingo Hindoyan au pupitre.
Ici, il s’agit de la version scénique du Mai Musical Florentin, captée le 7 juillet 2021. Faut-il choisir l’édition avec image ou sans ? Nous avons testé les deux pour vous !
Sonya Yoncheva © Michele Monasta
Petit préambule historique : Umberto Giordano avait triomphé avec Andrea Chénier (1896) puis Fedora (1898), qui avait révélé Caruso et été repris aussitôt (dirigé par Gustav Mahler) à Vienne. A la recherche d’un nouveau succès, il revint vers Luigi Illica, son librettiste d’Andrea Chénier (et aussi de La Wally, Manon Lescaut, La Bohème, Iris, Tosca et bientôt Madame Butterfly).
Le décor russe ayant bien réussi à Fedora, pourquoi ne pas mettre à profit une certaine russophilie ambiante : les romans de Tourgueniev, Tolstoi, Dostoïevski, récemment traduits en italien, trouvent beaucoup de lecteurs. Bientôt Alfano composera Risurrezione d’après Tolstoi (1904) et le bien oublié Giacomo Orefice Pane altrui d’après Tourgueniev (1907) et Radda d’après Gorki (1912). Giordano vient de lire Souvenirs de la Maison des morts, de Dostoïevski. Pourquoi ne pas en faire le décor d’une intrigue sentimentale ? Janáček s’en inspirera aussi, comme on sait, dans un esprit pour le moins différent.
Avec un peu de Russie autour
Au centre de Siberia, il y aura donc une fille perdue, une traviata, entourée de deux gentils ténors et d’un méchant baryton, avec un peu de Russie autour (cf. L’Heure espagnole, « avec un peu d’Espagne autour »). L’ennuyeux, ou le gênant, est que ce sera la Russie des camps de relégation, et, dans la mise en scène de Florence, celle du Goulag. Encore plus gênant.
Le livret ? Pas pire qu’un autre, mais pas meilleur non plus… Stephana, dite « la belle Orientale » a un amant de portefeuille, le prince Alexis, et un amant de cœur, le jeune officier Vassili. Elle a aussi un protecteur-souteneur, Gléby, ancien amant et sale bonhomme.
A la fin du premier acte, Alexis tue le prince. Il est condamné au bagne (une mine au fond de la Sibérie). Stephana, pour trouver sa rédemption, le rejoint après avoir donné ses biens mal acquis aux pauvres. Dernier acte : réapparition de l’infâme Gléby qui vient rechercher Stephana, mais celle-ci ne veut plus quitter celui qui lui a fait découvrir l’amour, le vrai. Gléby, diaboliquement, dénonce alors toutes les turpitudes de la belle aux bagnards assemblés. Humiliés, les deux jeunes amants décident de s’enfuir ensemble. Les gardiens du camp les surprennent, ils tirent, Stephana meurt dans les bras d’Alexis.
Sonya Yoncheva et Giorgi Sturua © Michele Monasta
La partition de Giordano prend l’aspect d’un aimable collage : le plus souvent conversation en musique (sur un tapis orchestral multicolore), bouffées de mélodies sensuelles sur harmonies fondantes, évocations dix-huitièmistes (on est censé être dans la Russie des tsars), un peu de tout pour plaire à tous les publics… notamment des airs « fermés » dans la plus traditionnelle des veines.
Exemples de ces airs : le quatuor « O bella mia », du premier acte, « mattinata » un peu absurde entonnée par Gléby (le très convaincant George Petean) et reprise par le Prince (Giorgio Misseri, jolie voix mais rôle très court) et deux ou trois officiers qui sont là, qui ressemble à tous les pastiches que tisseront les Cilea ou Wolf-Ferrari ; la romance de Stephana, « Nel suo amore rianimata », une de ces mélodies sentimentales que les sopranos reprendront volontiers (belle version par Renée Fleming) ; le duo Stephana-Alexis, « Ogni giorni in me amore », sur un rythme de menuet, (avec un hautbois orientalisant, puisque « belle Orientale » il y a).
George Petean © Michele Monasta
Mais pour l’essentiel on entend un dialogue dramatique, de courtes bribes de mélodies, commentées, ponctuées, par un orchestre habile, un peu à la manière du Puccini de Tosca (1900). Ainsi le concitato « T’incontrai per via », où Vassili évoque l’éblouissement que lui fut la première apparition de Stephana : la ligne musicale se cale sur le rythme des mots, et la réponse de Stephana « Sei giovane ! Soldato ! » n’est pas loin du parlando. Un duo semble ensuite s’esquisser, qui monte vers un climax, mais survient le Prince (agitato des cordes), d’où le duel, et c’est seul que Vassili montera jusqu’au la final sur « O Gloria addio ! ».
Tout cela va très vite (une demi-heure pour ce premier acte), les airs sont très courts et l’habileté, un peu rouée, de Giordano saute à l’oreille.
Elle y sauterait un peu plus si le chant de Sonya Yoncheva, certes très engagée et vaillante, était un rien plus soigné, et si Giorgi Sturua (Vassili) ne s’époumonait pas dès qu’il doit monter un tant soit peu vers les aigus. Il est vrai que le rôle fut écrit pour Giovanni Zenatello dont les moyens vocaux étaient considérables. Tout cela sonne un peu gros (je parle des deux voix), un peu relâché, j’allais dire un peu vériste au mauvais sens du terme.
La mise en scène, pour le moment, n’est pas très gênante. Les décors sont d’un Art Déco soviétique, et on peut trouver un peu bizarre ce Prince sous Staline, mais on n’a que trop l’habitude de ces transpositions qui n’apportent rien. Quant à la direction d’acteurs, elle est inexistante. Tout le monde chante bravement face public.
L’inévitable équipe de cinéma, poncif de 2021
Par la suite les anachronismes deviendront beaucoup plus gênants : le Goulag comme décor romantique… Roberto Andó, le metteur en scène, peut-être lui-même gêné aux entournures par cette idée, essaiera de l’édulcorer ou de lui donner une touche de second degré, en ajoutant une équipe de cinéma, caméra, preneur de son et assistant. Cinecitta chez les zeks. Cliché dans le cliché en somme. Poncif sur le poncif. Malaise.
Est-il besoin de dire que les images de la caméra seront retransmises sur des écrans latéraux (gros plans comme à la télévision) et qu’au deuxième acte il y a aura les non moins inévitables projections sur le mur du fond (défilés de détenus et 15 CV Citroën, faute de Zis sans doute).
© Michele Monasta
Imagerie comme au cinéma pour le deuxième acte : neige qui tombe, barbelés, mirador, forçats en vestes matelassées verdâtres, uniforme kaki et chapkas. Ce deuxième acte, très court lui aussi, est dominé par un thème obsédant, celui des Bateliers de la Volga (Doubinouchka), publié dès 1866 par Balakirev dans un recueil d’airs populaires. Le Prélude, introduit par une sinistre clarinette contrebasse est une page d’orchestre évoquant les vastes espaces glacés entre Omsk et Kolyan à grands renforts de cors et de cordes frissonnantes, où Gianandrea Noseda laisse libre cours à son grand geste épique. Suit un chœur de paysans espérant vendre quelque chose aux forçats quand ils arriveront, une jeune fille (Caterina Meldolesi, légèrement stridente) raconte qu’elle vient de loin pour essayer de voir son père condamné une dernière fois.
Tumulto fastidioso
Le sinistre cortège arrive, chantant l’inextinguible Doubinouchka, et précédant Stephana, très exaltée. Yoncheva ne l’est pas moins, tout vibrato dehors, et Sturua encore davantage, plus débraillé que jamais (vocalement s’entend). Dommage, son air « Orride steppe » est l’un des plus intéressants de la partition, demandant une voix très longue, un grave solide et des aigus aisés, en plus d’un sens de la ligne qui maîtriserait une écriture proche de l’arioso. Hélas, on est loin du compte. Et tout finira dans des hurlements à deux s’entremêlant aux plaintes des récurrents bateliers, qui s’éloigneront en chantant « languir, souffrir, peiner, trembler » Et on est bien d’accord avec eux.
Gabriel Fauré, chose étrange, déclara après la première parisienne que cet acte deuxième s’inscrirait d’emblée dans les plages mémorables de l’histoire de l’opéra. Généreuse indulgence du bon maître.
© Michele Monasta
Le Goulag dans une lumière bleutée
Comme les autres, le troisième acte (assurément le meilleur) commence par un chœur, en l’occurrence de dames chantant la lumière printanière du Samedi Saint. La musique se fait pimpante, sans trop se soucier de réalisme. Troisième duo entre Stephana et Vassili, aussi approximatif que précédemment. Le thème du prélude du deuxième acte revient. Accents sinistres de la clarinette basse, tandis que sur l’écran du fond des bagnards cassent des pierres.
Arrive Gléby. Ce sera son acte, sauvé par la voix noire de George Petean. Dans un arioso accompagné notamment par les cordes basses, une des pages originales de la partition, il expose ses projets de fuite à une Stephana récalcitrante. Vrai baryton, George Petean y montre de la force, et même une certaine grandeur tandis qu’on entend au loin Vassili et les mineurs, effet de surimpression sonore assez puccinien.
La longue réponse de Stephana, en forme d’invocation au ciel (cette route de Sibérie est son chemin de Damas), Yoncheva la donne avec une indéniable sincérité, de la puissance et cette manière généreuse d’aller au bout d’elle-même qui fait oublier le côté disons un peu hirsute de cet art vocal.
© Michele Monasta
« Meilleur est le méchant, meilleur est le film » (Hitchcock)
Gléby aura encore un morceau de bravoure : cette scène, « La conobbi quand’era fanciulla » où, tour à tour sardonique, mordant, bouffon, cabotin, il raconte aux bagnards assemblés ce qu’était cette fille qu’il a tirée du ruisseau pour en faire une courtisane recherchée (images sur l’écran la montrant couverte de bijoux par de sémillants officiers). Diabolisme à la Scarpia où Petean s’ébroue avec délices comme un requin reniflant l’odeur du sang… La voix est là, timbrée, riche, souple dans ses inflexions, et la puissance dramatique à l’avenant.
Giordano, décidément inspiré, offrira à Vassili une ardente scène de fureur (un peu égosillée), puis à Stephana une belle scène où, de la douleur, elle passera à l’imprécation pour révéler toutes les vilenies de son protecteur (Yoncheva une fois de plus au bout de ses possibilités vocales, mais payant comptant). Au fil de ces scènes, d’un mélodramatique crânement assumé, l’orchestre sera un protagoniste essentiel, et Noseda exaltera une palette sonore constamment variée, versatile, rutilante. Osons le dire, ça sonne un peu « musique de film » avant l’heure. Mais il est de fait que Giordano passe sans cesse des plans d’ensemble aux gros plans.
Sonya Yoncheva et Giorgi Sturua © Michele Monasta
On glissera sur une des plus énigmatiques idées du metteur en scène : l’image de Staline projetée alors que l’on chante, sur fond de cloches de Pâques, que « Christ est ressuscité »… Une petite ritournelle (avec balalaïkas !) semblant préfigurer Nino Rota lancera la scène finale. Les deux jeunes héros fuyant par un tunnel souterrain auront été surpris et tandis que les bateliers de la Volga ressasseront en coulisse leur inévitable « languir, souffrir, peiner, trembler », Stephana blessée mourra comme meurent toutes les petites femmes de tous les opéras véristes : en odeur de sainteté (et d’amour), et sur un ultime accord de mi majeur.
Alors, plutôt dvd ou plutôt cd ? Selon nous, plutôt dvd. Non que la mise en scène soit très convaincante (disons qu’elle assume son côté série B), mais Giordano et Illica pensent leur opéra comme un spectacle, et après tout c’est un live, l’engagement des chanteurs fait passer sur bien des faiblesses… Et George Petean vaut le détour (les ♥️♥️♥️ c’est pour lui).