La vie de Richard Strauss est-elle un roman, à l’exemple de celle de Liszt racontée par Zsolt Harsányi ? Le compositeur du Chevalier à la Rose semblait le penser, lui qui en marge d’un opus de 189 œuvres musicales dont plus de 200 Lieder et 15 opéras, s’employa dès 1911 à noircir ses cahiers de considérations théoriques et de souvenirs personnels destinés à instruire en premier lieu ses futurs biographes.
C’est un grand nombre de ces textes*, publiés dans leur intégralité en allemand en 2016, qu’a traduits, réunis et annotés Christophe Looten, spécialiste de la musique allemande, lui-même compositeur de deux opéras. De l’enfance prodige aux « années sombres » de la deuxième guerre mondiale se dessine un parcours riche de rencontres – Brahms, Mahler, Diaghilev, Zweig, Hofmannsthal, etc. – et d’anecdotes. Par exemple, les relations orageuses entre Franz Strauss – le père de Richard, premier corniste de l’Orchestre Royal de Munich – et Wagner. Ce dernier s’agaçait : « ce Strauss est insupportable mais dès qu’il joue, on ne peut être fâché avec lui ».
A la croisée des chemins, entre romantisme et avant-garde, entre le monde d’hier de Stefan Zweig et le fracas de deux conflits mondiaux, certains de ces écrits majoritairement rédigés durant la période nazie marchent sur les brisées de l’Histoire – « le 1er mai [ndlr : 1945, jour du suicide de Hitler et des époux Goebbels] s’est achevée la période la pire de l’humanité, douze ans de règne de la bestialité, de l’ignorance et de l’inculture sous la houlette des plus grands criminels ». Christophe Looten estime les opinions émises par Richard Strauss sur le régime hitlérien « honnêtes » puisqu’à l’origine non destinées à être publiées.
Mais ce sont d’abord les pages consacrées à la création de chacune de ses œuvres lyriques qui retiennent l’attention, de Guntram dont le créateur du rôle-titre, Heinrich Zeller, épuisé par sa difficulté, comptait « combien de mesures en plus de Tristan il avait à chanter », jusqu’à Capriccio où « la mise en œuvre de la polyphonie fortement ramifiée comme la discrétion qui est demandée à l’accompagnement du chanteur imposent une lourde tâche au chef d’orchestre ». A ne pas manquer aussi les propos sur Berlioz, Schubert, Liszt, Mozart et Wagner bien sûr, omniprésent, ainsi que les réflexions sur la mélodie et sur l’inspiration où finalement Richard Strauss aboutit au constat qu’au contraire de la « musique pure », les « nécessités du drame et le désir d’exprimer une idée poétique ont conduit le musicien vers une terre nouvelle » ( et le compositeur, superbe, de conclure « je laisse à mes futurs biographes la tâche de chercher des centaines d’exemples de cela dans mes œuvres »).
Avec pour seul fil conducteur une chronologie difficile à établir, les propos ainsi réunis s’avèrent inévitablement décousus. Telle est la condition nécessaire à une lecture qui, index aidant en fin de volume, se prête d’abord à un vagabondage aussi instructif que distrayant.
*Une partie de ces écrits, lus par le comédien Claude Dasset et entrecoupés d’extraits musicaux, est disponible en podcast sur France Musique.