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Fous d’opéra : l’argent ne fait pas toujours le bonheur

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Actualité
12 février 2022
Fous d’opéra : l’argent ne fait pas toujours le bonheur

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© In Times

Tout commence par une histoire à l’américaine, édifiante, très classique, un peu trop belle comme on le verra plus loin. Né à La Havane le 4 octobre 1940, Alberto Vilar fuit le régime castriste avec sa famille, laquelle s’établit d’abord à Puerto Rico. Le petit Alberto a 7 ans et rêve de devenir chef d’orchestre. Il se met également au violon, mais son père, qu’il qualifie de macho cubain typique, ne lui permet pas : « Ce n’est pas pour un homme ! ». Catholique, il découvre la musique sacrée dans les églises de l’île, puis l’opéra grâce à une grand-mère qui avait fait le conservatoire à La Havane et qui l’emmène voir Mario Lanza au cinéma (sans doute The Great Caruso, qui est un immense succès à sa sortie en 1951). La famille s’installe à New York dans les années 60. Vilar découvre l’opéra avec Lucia di Lammermoor, peut-être avec Joan Sutherland. Mais les places sont chères et il fréquente plutôt le New York City Opera voisin, aux tarifs deux fois moins élevés. Son père, qui travaille dans le sucre, l’envoie étudier l’économie au Washington & Jefferson College en Pennsylvanie, une université davantage spécialisée dans les humanités. Il approfondit cette science au Iona College de New Rochelle, près de New York, un autre petit établissement universitaire. Ce modeste cursus académique va néanmoins permettre à Vilar de devenir un gourou de la finance. Ses débuts sont pourtant modestes. Vilar passe deux ans à l’armée, travaille dans une banque puis dans un fonds et enfin chez un gestionnaire de fortune au Koweit. Entre temps, il s’installe à Londres : « Le fait que les arts soient subventionnés en Angleterre n’était pas pour rien dans ma décision de m’établir en Europe : je pouvais m’y offrir une place d’opéra ». En 1979, avec son associé nippo-américain Gary Tanaka, il créée Amerindo Investment Advisors. Intuition géniale, le fonds se spécialise dans les valeurs dites « technologiques » (Internet et les biotechnologies), investissant dans ces sociétés dès leur mise sur le marché boursier. Profitant de la bulle Internet, les profits explosent : à peine entrées en bourse, les actions montent en effet quasi automatiquement et apparemment sans limites. En 1999, le fonds fait 249% de rendement. La fortune personnelle de Vilar suit le mouvement : un premier million de dollars dès 1981 et, au plus haut de son ascension, près d’un milliard. Il déclare dans la presse qu’Internet est encore plus important que la révolution industrielle.

Vilar a-t-il besoin de compenser la frustration de ne pas avoir pu faire une carrière dans la musique ? Toujours est-il qu’il distribue les millions (et les promesses de millions) aux grandes institutions culturelles, avec une largesse qui dépasse celle de tous ses prédécesseurs de toutes les époques. Ces institutions lui en sont reconnaissantes. De son côté, Tanaka dépense des sommes folles dans son écurie de chevaux de course. En 1998, le Grand Tier du Metropolitan Opera, (l’équivalent du premier balcon) est rebaptisé de son nom après une nouvelle promesse de don de 25 millions de dollars (étalée sur plusieurs années toutefois). Ça tombe bien : selon la chanteuse new yorkaise Beverly Sills (membre du conseil d’administration du Metropolitan Opera entre 1991 et 2005), Vilar apprécie fort d’être ainsi mis en valeur (les divas comprennent les divas). Vilar est bien entendu accepté lui aussi au board du Met. A Londres, en 1999, le nouveau foyer du Royal Opera est rebaptisé Vilar Floral Hall (il lui en coûte une promesse de 18 millions cette fois). Une plaque est dévoilée à son nom dans le lobby du nouveau Festspielhaus de Baden-Baden. En 2001, le Kennedy Center for the Performing Arts à Washington se voit offrir 50 millions. Nous ne parlons ici que des gros chèques : Vilar prétend (et pourquoi ne pas le croire) avoir ainsi donné plus de 200 millions de dollars au total. Vilar finance également des programmes d’aide aux jeunes chanteurs ou chefs d’orchestre : au Mariinsky de Saint-Pétersbourg, à Covent Garden, Los Angeles, Washington… Ses dons inondent les grandes maisons, de Glyndebourne à Salzbourg en passant par Berlin. Une quinzaine d’institutions sont ainsi aidées, et à chaque fois Vilar est le plus gros donateur, sauf pour Carnegie Hall. Seul Paris est épargné : c’est vexant. Alors que cette entreprise périclite, il investit dans Figaro Systems, la société qui développa le système unique de surtitrage individuel du Met (sur le dossier du fauteuil devant soi, en plusieurs langues, invisible de votre voisin). Devenu son plus gros actionnaire, il compte bien la développer en Europe mais avoue que Wolfgang Wagner n’est pas convaincu de l’utilité du système à Bayreuth. A la Scala, Riccardo Muti refuse également sa proposition. Sa générosité déborde du cadre de la musique : il finance également un programme d’aide au sein de l’Université de New York (24 millions).


Le Vilar Floral Hall du Royal Opera House (Covent Garden)

En matière de goûts lyriques, Vilar apprécie initialement l’opéra Italien uniquement, puis le répertoire slave quand ses affaires l’amènent en Russie, et enfin Wagner, par le biais de son épouse, à près de 60 ans. Après avoir assisté au Festival de Bayreuth en 1999, il participe au financement du Tannhäuser mis en scène par Philippe Arlaud en 2002. Vilar intervient-il dans les choix artistiques ? Il jure ses grands dieux que non. Toutefois, il raconte une anecdote qui nous en fait douter. Au Met, il accepte de financer un nouveau Fidelio mis en scène par Jürgen Flimm. Il découvre ensuite le travail de celui-ci à Bayreuth et ça ne lui plait pas vraiment. Il passe alors un coup de fil à Joe Volpe, le patron du Met : pas question de revenir sur son don, assure-t-il, mais tout de même, quelques assurances seraient les bienvenues. Volpe le rassure aussitôt. A un certain niveau de donation, il n’est pas vraiment nécessaire d’exprimer ses goûts et ses détestations : ceux-ci ont tendance à être anticipés par ceux qui ont besoin des fonds. Comme dit le dicton britanninque : « He who pays the piper dictates the tune (Celui qui paie le joueur de flute choisit la musique) ». La presse lui reproche d’ailleurs parfois de ne donner qu’aux institutions dirigées par des gens qu’il apprécie. « Voudriez-vous que je donne de l’argent à des institutions dirigées par des gens que je n’aime pas ?  Je veux dire : je devrais aller trouver Joe Volpe et lui dire : Joe, je te déteste, mais voici un chèque ? ».

Passionné jusqu’au bout des ongles, Vilar a fait installer dans la salle du conseil de ses bureaux de Manhattan (ou dans son salon, suivant les sources : peut-être dans les deux !) une réplique des chandeliers du Met. Il fait décorer les 25 pièces de son duplex aux 24e et 25e étages du 860 United Nations Plaza (vue sur l’East river et Roosevelt Island) dans le plus pur style nouveau riche : marbre noir et feuilles d’or, Steinway, bronze représentant Mozart enfant jouant du violon, copies des peintures rococo du Mozarteum de Salzbourg… Tant qu’on peut se faire plaisir !


© Kronen Zeitung

Lorsqu’on l’interroge sur les raisons pour lesquelles il met si peu discrètement en avant ses contributions, il explique, dans une interview à Opera News, que 75% des donations aux États-Unis se font au profit des institutions religieuses, de la santé et de l’éducation. Les arts du spectacle doivent ainsi « lutter avec un million d’organisations dédiées à la sauvegarde des hiboux ». Un don a dès lors deux finalités : « La première est de financer un projet spécifique qui vous tient à cœur, et l’autre est d’aboutir à ce que d’autres suivent votre exemple. Espérons juste qu’une fois de temps à autres, un charmant couple se rende au Met et que la charmante épouse dise à son mari : Chéri, regarde ce drôle de M. Vilar. Ne serait-ce pas une bonne chose si toi aussi tu donnais ? » (et Vilar qui se plaint du machisme de son père…). Quand on le pousse un peu, Vilar va jusqu’à confier qu’il trouverait assez normal d’aller saluer devant le rideau à l’issue de la première d’un spectacle qu’il aurait financé : après tout, ceux qui saluent et se font applaudir sont déjà payés pour chanter, pourquoi celui qui a payé pour le tout ne serait-il pas applaudi lui aussi ? « Qu’est-ce que ça leur coûterait ? ».

Mais les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. En 2000, la bulle Internet explose et les rendements du fonds s’effondrent : 65% en 2000, 51% en 2001, 31% en 2002. Vilar n’arrive plus à tenir ses engagements en matière de donations. A Washington et Los Angeles, Placido Domingo, qui dirige les deux maisons, excuse élégamment Alberto Vilar. En attendant des temps meilleurs pour le financier, le ténor espagnol comble les promesses non honorées sur ses deniers personnels. De même, Lorin Maazel règle sans tapage les 700.000 dollars manquants à sa Maazel-Vilar Conductor’s Competition et n’aura jamais un mot dur contre Vilar lui non plus. Tout le monde n’a pas cette noblesse et la plupart des institutions s’étranglent de rage. Joe Volpe est le plus remonté et somme Vilar, par journalistes interposés, de verser le solde des 25 millions promis. Au final, le nom de Vilar est retiré de l’auditorium du Met et du foyer de Covent Garden. Seule une fraction (importante tout de même) des sommes promises aura été finalement versée, les dons en dizaines de millions étant en fait échelonnés sur plusieurs années. Signalons toutefois qu’en dépit du fait que les 25 millions promis au Met ne furent jamais intégralement versés, la totalité des dons de Vilar à cette institution atteint le vertigineux montant de 33 millions.

Avec la crise, les clients d’Amerindo voient leur investissement se réduire comme peau de chagrin. Si certains ont beaucoup gagné au fil des années, les derniers arrivés ont beaucoup perdu. Alors que les largesses lyriques de Vilar ne trouvaient pas beaucoup de critiques quand tout allait bien, les clients se demandent si cet argent n’aurait pas été mieux dans leur poche. En 2002, Vilar a promis à une cliente, Lily Cates, que ses 5 millions seraient placés dans un fond garanti par le gouvernement destiné à financer le développement des petites entreprises. Le fonds n’a jamais été approuvé par les autorités. Les 5 millions sont virés sur un compte de courtage au Panama, 1 million revient aux Etats-Unis… sur le compte de Vilar et 3 millions sont transférés au Luxembourg.  Les fonds virés sur le compte personnel sont aussitôt utilisés pour remplir des promesses de don au Washington & Jefferson College, à l’American Academy à Berlin, mais aussi pour payer des fournisseurs et faire réparer la machine à laver la vaisselle. Tanaka continue à acheter des pur-sang comme si de rien n’était. Les deux associés sont arrêtés le 26 mai 2005. Le procès débute en septembre 2008. Alors que tout le monde se détourne de l’ex-philanthrope, Valery Gergiev paie la caution de 500.000 dollars qui permettra à Vilar de ne pas coucher le soir même en prison. On ne sait pas si le bracelet électronique faisait partie des investissements d’Amerindo. On découvre que l’histoire de l’émigré cubain n’était qu’une légende. Albert était né dans le New Jersey, à East Orange. Son père avait bien des origines cubaines mais travaillait dans l’industrie du sucre depuis ses bureaux de Manhattan ou Puerto Rico. Le « o » d’Alberto avait été rajouté ultérieurement pour crédibiliser la fable cubaine. On ne saura jamais le vrai du faux de ce destin romancé. Vilar expliquera au procès que les médicaments donnés pour soigner un douloureux mal de dos avait potentiellement altéré son jugement dans la gestion des fonds de Cates. Il déclare également qu’il avait reçu un mandat sans réserve dans la gestion de ces fonds et qu’il avait le droit d’en faire ce qu’il voulait : si Cates n’avait pas soudainement changé d’avis et demandé le remboursement de son versement, rien ne serait arrivé. Il affirmera également que ses nouveaux investissements allaient lui permettre un retour à meilleure fortune mais que son arrestation avait tout fait échouer (et il est vrai que le krach boursier a duré de 2001 à 2002 et que les cours ont remonté par la suite). Aucune irrégularité n’est d’ailleurs notée dans la gestion des divers fonds et aucune somme n’a disparu.


Après l’explosion de la bulle en 2000, la croissance est progressivement de retour.

Le délit ne concerne donc que l’argent de Cates (qui n’a lui jamais été placé dans un fonds) pour un montant total de 5 millions de dollars. Pour une machination financière, les montants semblent dérisoires par rapport à la fortune de Vilar et à sa générosité : en matière de détournements, Bernard Madoff a fait largement mieux et sans que son cas ne souffre aucune discussion en termes de légalité. Le tribunal en juge autrement. Vilar et Tanaka sont condamnés le 19 novembre 2008, le premier à 9 ans de prison, le second à 5, peines qui seront ultérieurement alourdies à 10 ans et 6 ans respectivement, au fil des appels. On ne rigole pas avec l’argent des riches, mais c’est cher payé en comparaison là encore du sort de Madoff. L’authentique escroc fut condamné à 150 ans de prison pour avoir détourné 65 milliards de dollars, soit une année de prison pour 433 millions de dollars. Vilar, lui, est condamné à 10 ans de prison pour 5 millions, soit une année de prison pour 500.000 dollars. C’est 867 fois plus cher payé. De quoi vous dégoûter de la générosité ! En 2013, en attente d’un appel qui lui laisse une relative liberté, Vilar obtient du juge une extension de son couvre-feu à 1 h 30 du matin pour assister à une représentation d’Eugène Onéguine au Met à l’invitation de Valery Gergiev. Les investisseurs dans les fonds récupèrent tous leurs mises en 2017.


Alberto Vilar en 2021 © DR

Vilar est libéré en 2018… et se précipite à l’opéra. L’ex-financier assiste aussitôt à une représentation de Samson and Dalila au Met avec Roberto Alagna et Elina Garanča. Dans la foulée, il est contacté par un journaliste du Vail Daily (Vilar a financé le Vilar Performing Arts Center de Beaver Creek, près de Vail dans le Colorado et c’est sans doute le seul lieu à ne pas avoir été débaptisé après la débâcle ni après le procès !). Il lui confie avoir été très satisfait de la représentation. Il déclare : « Qui n’a pas été en prison ne peut pas savoir à quel point c’est terrible. Pas de liberté, pas d’intimité… la prison. Et sans liberté vous n’avez rien ». Il déclare avoir été emprisonné pour un pseudo-crime sans victime. « Regardez les marchés à la hausse que j’ai manqués. Regardez les opéras que j’ai manqués ». La Sécurité Sociale américaine lui verse une pension de 2.200 $ par mois, mais la quasi totalité sert à payer le redressement et les amendes pour un total dépassant les 20 millions de dollars. 100 ans de pension n’y suffiraient pas. Vilar loge dans le Queens chez un ami qui a bien voulu l’accueillir et dort sur le canapé du salon. Sa sœur, Carol Williams, qui est son seul proche parent, vit dans le Connecticut et ne peut l’héberger. Il entreprend l’écriture de ses mémoires tout en essayant de récupérer une partie de ses biens dont il se considère comme injustement spolié. Il décède d’une crise cardiaque le 4 septembre 2021. Il avait 80 ans.

 

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