Nul n’est prophète en son pays. L’absence d’une réelle biographie du seul soprano français contemporain (avec Héléna Bourdelle) ayant triomphé à la fois à Bayreuth et au Metropolitan en est une illustration. L’ouvrage de Jérôme Pesqué est donc bienvenu, particulièrement impressionnant par sa taille et le travail minutieux qui a présidé à son écriture. Il ne s’agit pas d’une de ces biographies où abondent les anecdotes (mais il y en a) ou les ragots plus ou moins vérifiés (il n’y en a pas). Pour ce qui est des détails de la vie intime de Régine Crespin, l’auteur renvoie aux deux autobiographies de la diva française, La Vie et l’amour d’une femme (1982) et A la scène, à la ville (1997). Son approche, rigoureuse et basée sur une importante documentation, est avant tout celle d’un historien. Une première partie décrit, en 14 chapitres, le parcours de la chanteuse, depuis son enfance à son décès, presque au jour le jour. Chaque étape est appuyée par des témoignages, coupures de presse, et surtout, à partir de ses débuts lyriques, par un choix de critiques. Si la presse française nationale et régionale est assez unanimement favorable pendant de nombreuses années, avec un brin de chauvinisme marqué par l’expression « notre Crespin nationale », elle n’est pas toujours d’une grande qualité. La critique internationale, en particulier américaine, est plus précise, majoritairement favorable mais objective, relevant ça et là les premières faiblesses (notamment dans l’aigu à partir du milieu des années 60). La presse allemande est moins citée. La célébrité acquise, la critique française se fait plus diverse, sans qu’on sache parfois qui croire tant les recensions sont contradictoires : cette subjectivité, parfois à la limite de la mauvaise foi, n’étonnera pas les lyricomanes… La deuxième partie est une chronologie a priori exhaustive des apparitions de la chanteuse, chronologie également accompagnée d’extraits de presse, de ses débuts à Reims en Charlotte en 1949 (à 22 ans, alors qu’elle est encore au Conservatoire) jusqu’à ses adieux à Clermont-Ferrand en Comtesse de La Dame de Pique, puis sa carrière de pédagogue et les nombreux hommages qui lui furent consacrés. Le rythme de travail exigé de la jeune artiste donne le vertige : ainsi, pour le seul mois de décembre 1953, Régine Crespin apparaitra dans Le Chevalier à la Rose à Marseille, Hérodiade à Nîmes, Le Chevalier à Toulouse, Boris Godounov puis Tosca à Nice. La suite de l’ouvrage offre une transcription d’un hommage nîmois, quelques témoignages exclusifs, un abécédaire souvent amusant et instructif (on y trouve par exemple tous les détails concernant le projet avorté de film avec Louis de Funès, Le Crocodile). L’ouvrage propose enfin de rapides biographies des mentors de la chanteuse, quelques statistiques (la Maréchale et Tosca sont au coude à coude avec près de 140 représentations) et se termine par une discographie et une bibliographie. Cet ouvrage constitue ainsi une somme impressionnante, dont on devine qu’il s’agit aussi d’un acte d’amour pour une des chanteuses les plus attachantes de son époque, sans doute la dernière diva française authentique. Signalons également que le prix de cette indispensable biographie est particulièrement raisonnable compte tenu de ses 636 pages et des illustrations qu’il comporte.