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Opéra de Rouen : harceleur ou harcelé ?

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Brève
24 août 2021
Opéra de Rouen : harceleur ou harcelé ?

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Tout avait pourtant bien commencé. Née à Adelaide en Australie, Jane Peters étudie le violon dès l’âge de sept ans et fait ses débuts à dix ans avec le Concerto de Mendelssohn et l’Introduction et Rondo Capriccioso de Saint-Saëns. Elle reprendra ce concerto, ainsi que le Double concerto de Bach, lors d’une tournée en Europe avec l’orchestre de Monte Carlo, aux côtés de Henryk Szeryng, Ivry Gitlis ou de Jean Mouillière. Jane Peters fait également une apparition au Grand échiquier de Jacques Chancel. Elle termine ses études en Australie en 1982, puis remporte de nombreux concours avant de s’installer à Paris. Sa carrière devient de plus en plus internationale (Paris, Milan, Boston puis New York en 1996) avec un répertoire allant du baroque au contemporain. En 2000, l’enregistrement d’œuvres de Iannis Xennakis auquel elle participe obtient un Diapason d’Or. L’artiste  se produit également dans des concerts à caractère social, en faveur des toxicomanes aux États-Unis ou de détenus en France par exemple. En 1999, Jane Peters devient  le violon solo de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Haute-Normandie, le deuxième poste le plus important de l’orchestre après celui du chef. Le rôle du violon solo est peu connu du grand public. D’une part, il doit disposer des capacités musicales attendues pour assurer les parties solo, décider des coups d’archet à adopter (ce qui suppose une connaissance des différents styles), veiller à l’accord de l’orchestre ; d’autre part, il doit disposer de capacités managériales pour traduire techniquement les intentions du chef d’orchestre, représenter l’orchestre auprès de la direction. Il est également le chef des premiers violons et, plus généralement responsable de l’ensemble des cordes.

En mai dernier, après une mesure de mise à pied conservatoire, Jane Peters, qui a aujourd’hui 58 ans, est licenciée. La nouvelle suscite l’incompréhension du public et une pétition circule au moment de la présentation de saison 2021-2022. Son auteur expose : « Les mélomanes sont aussi des contribuables, qui sont légitimes à s’élever contre une décision qui les prive d’un élément majeur et fédérateur de l’orchestre ». Selon Paris-Normandie, la pétition reçoit plus de 300 signatures. Jane Peters contre-attaque et  accuse la direction de harcèlement moral. Un référé est déposé aux Prud’hommes. Loïc Lachenal, le directeur de l’Opéra de Rouen a une version bien différente : la violoniste était en conflit avec l’orchestre depuis de longues années, et ces problèmes remonteraient au début des années 2010. L’intervention d’un coach personnel n’avait pas apporté d’améliorations. Une première enquête, interne, puis une seconde, externe, révélaient, selon le directeur « des situations de souffrance que nous ne soupçonnions pas, de l’anxiété », impactant la vie de l’orchestre avec un  « climat de travail qui s’est fortement dégradé ». Cette dernière enquête avait décidé du licenciement.

Les deux versions s’affrontent aux Prud’hommes le 6 juillet. L’ex-premier violon de l’opéra, conteste son licenciement pour faute, et demande sa réintégration. Son avocat rappelle qu’aucun salarié ne doit être licencié pour avoir révélé des faits de harcèlement moral (pour l’avocat, la violoniste aurait été licenciée pour avoir dénoncé le harcèlement dont elle faisait elle-même l’objet de la part la direction). L’avocat rejette toute responsabilité de sa cliente envers la situation de « souffrance » de l’orchestre constatée par la médecine du travail et conteste toute faute grave. L’avocat de la partie adverse rétorque :  « Il y a deux enquêtes en 15 mois (…) on a tout fait  (…) Comment ne pas reconnaître dans cet aveuglement, la mauvaise foi ? (…) n’est-ce pas mépriser la parole de ces salariés ? ». Les débats permettent de mieux comprendre l’enchaînement des faits : d’abord une cassure entre la violoniste et la quasi-totalité des musiciens, une recherche collective de solutions en interne, puis l’accusation de harcèlement moral de la part de Jane Peters, entrainant une enquête interne qui conclut que « Jane Peters n’est pas victime de harcèlement moral » et « alerte sur une situation de souffrance chez les musiciens ». Début 2020, une nouvelle enquête est diligentée. Selon Loïc Lachenal, elle rapporte « des troubles du sommeil », « des pertes de confiance », « des stratégies d’évitement par rapport à Jane Peters ». « Nous avons tous souhaité partager les constats de cette étude avec elle. Il était à nouveau important de rechercher des solutions ensemble. Il y a eu trois refus. Son avocat nous a fait savoir qu’elle ne viendrait pas. Il y a là un déni de l’autre, de son propre comportement et des problèmes ».  La mise à pied à titre conservatoire aurait visé à provoquer un sursaut chez Jane Peters, mais la persistance du blocage a amené au licenciement de la violoniste. Les musiciens confirment ce problème comportemental. « Nous nous sommes aperçus que nous avions tous des histoires individuellement et que nous étions en souffrance ». « Nous sommes 40 à nous faire des nœuds au cerveau. Quand on joue, on se demande ce qui va se passer ». Il y a eu des messages contradictoires « entre le chef et Jane. Quand un dit A et l’autre dit B, vous le soulignez mais vous vous faites rembarrer à tour de rôle. Alors vous vous recroquevillez sur vous-même et vous ne dites plus rien. Ça, nous l’avons tous vécu ». « Tout le monde est triste ». « Nous avons morflé ». « Jane est allée au casse-pipe toute seule ». « Peut-être y a-t-il eu une erreur de casting ? On a voulu une icône. Jane n’a pas saisi toute l’implication qu’elle devait avoir ». Selon Paris-Normandie, Loïc Lachenal déclare avoir été « surpris de l’élégance des musiciens et de leur magnanimité. Personne ne m’a demandé sa tête et Jane n’a pas saisi cette générosité ». Le média Le Poulpe (sorte de Mediapart local) rapporte des témoignages identiques mais aussi d’autres plus nuancés : « Ceux qui veulent la soutenir ont peur de subir des mesures de rétorsion ». « Le violon solo est normalement le numéro 2 de l’orchestre, aux côtés du chef d’orchestre. Loïc Lachenal a rétrogradé Jane Peters en troisième position alors même que son contrat de travail ne l’autorisait pas sauf si elle donnait son accord ». « Elle a été humiliée par sa rétrogradation ». « Loïc Lachenal a lancé une enquête sur le comportement professionnel de Jane Peters afin de lui reprocher des choses mineures et anciennes ».

Le 20 juillet, le conseil des Prud’hommes rend son jugement : il suspend le licenciement et exige de l’Opéra de Rouen que Jane Peters réintègre immédiatement les effectifs. Les Prud’hommes observent en effet que la direction avait, en pratique sinon sur la forme, prononcé le licenciement au motif de la dénonciation d’un harcèlement moral de la part de la violoniste (or, nul ne peut être licencié pour avoir dénoncé des faits de harcèlement) : « Les éléments dans la lettre de licenciement comportent des termes qui font allusion de manière explicite à une situation de harcèlement moral tout en ne prononçant jamais ce terme, de manière tout particulièrement habile ». Les Prud’hommes ajoutent : « La direction d’imposer un violon co-solo à Madame Peters-Carver, sans tenir compte ni des termes de son contrat de travail, ni de ses refus réitérés de cette exigence, sont des éléments constitutifs d’un harcèlement moral ».

Nouveau rebondissement le 17 août alors que l’Opéra de Rouen venait contester la décision des Prud’hommes devant la cour d’appel : 16 musiciens (sur 39) menacent de faire grève en cas de réintégration de Jane Peters. C’est ce qui s’appelle s’accorder et ne plus la mettre en sourdine. « Le retour de Mme Peters est inenvisageable », aurait écrit le syndicat des musiciens de l’établissement. L’avocate de l’Opéra réclame donc la suspension de l’exécution provisoire de réintégration, et que Jane Peters soit condamnée à 3000 euros d’amende. Pour l’avocate de Jane Peters, la question n’est pas de savoir s’il y a harcèlement ou pas, mais si le licenciement était justifié par les motifs invoqués par la direction. Elle accuse Loïc Lachenal de « mettre de l’huile sur le feu ».

Le jugement a été mis en délibéré au 1er septembre.

Sources : Paris-Normandie & Le Poulpe.

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