« Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. » Comme Céline dans le Voyage au bout de la nuit, nombreux sont les musiciens qui nous apprennent que les voyages dont nous ne revenons pas indemnes sont aussi les plus intimes, et que le foklore de la couleur locale n’est qu’un passage obligé pour nous ouvrir les portes de formidables épopées intérieures – florilège, estival et subjectif.
1. Destination l’Asie rêvée [Maurice Ravel, Shéhérazade, « Asie »]
A ceux en manque de sensations fortes, la rédaction conseille l’Asie contée par Tristan Klingsor et Maurice Ravel. Il faut dire qu’avec son sens du suspense et du théâtre, le narrateur de ce long poème finit par ressembler à un spot publicitaire pour croisières de luxe. A promesses superlatives, musique superlative ! Ravel éblouit l’auditeur avec son orchestre rutilant, palais somptueux « où dort la fantaisie comme une impératrice ». Et il faut faire confiance à Régine Crespin pour nous décoiffer avec son si bémol aigu rayonnant, comme pour nous enchanter avec la perfection de son français. [AJ]
2. Destination la Polynésie (ou la salle de cinéma la plus proche) [Leonard Bernstein, Trouble in Tahiti (« What a movie ! »)]
On dit que certaines maisons d’édition incitent leurs auteurs à placer des noms d’animaux dans les titres de leurs romans, dans l’espoir que cela fasse bondir les ventes auprès d’un public soucieux d’en apprendre davantage sur les écureils de Central Park ou la couleur des larmes des crocodiles. Avec Trouble in Tahiti, Bernstein a peut-être voulu tenter le même genre de coup marketing et attirer le chalant grâce à une île aussi paradisiaque que complètement absente de l’intrigue de ce bref opéra (quarante minutes environ) créé en 1952. Ici, point de lagons turquoises échouant sur des plages de sable blanc peuplées de femmes accortes et dévêtues, mais le cadre banal d’un appartement de banlieue où un couple, Dinah et Sam, se querelle désespérément. Et ce trouble à Tahiti, me direz-vous ? Il s’agit en fait d’un film à l’eau de rose que Dinah vient de voir, et dont elle donne une desciption de moins en moins sévère au fur et à mesure qu’elle se laisse gagner par le romantisme éperdu de son intrigue… déçus ? On vous avait pourtant bien dit que les vrais voyages sont imaginaires ! [CT]
3. Destination l’Auvergne [Joseph Canteloube, Chants d’Auvergne (« Bailero »)]
Puisque les destinations lointaines restent compliquées à atteindre par les temps qui courent, faisons marcher l’économie héxogonale et rendons-nous en Auvergne ! Ce sera l’occasion de se souvenir que la France a son Bela Bartok : il s’appelle Joseph Canteloube. Même volonté farouche de récolter une documentation impressionnante sur des chants traditionnels, même aptitude à les intégrer dans un corpus d’oeuvres « savantes » sans que la richesse d’orchestration et les sutilités harmoniques en dénaturent la prime saveur. Il ne serait venu à l’idée d’à peu près personne que des cycles de mélodies regroupées sous le nom de Chants d’Auvergne pussent revêtir ces couleurs presque orientales, ces nuances dont la profonde nostalgie nous parle depuis un ailleurs qui semble des plus lointains. De cette trentaine de mélodies en langues d’oc, réparties en cinq volumes publiés de 1924 à 1955, « Bailero » est sans doute la plus célèbre. Portée par la fraîcheur et la sensualité de Marianne Crebassa, on l’écouterait au moins jusqu’à Clermont-Ferrand. [CT]
4. Destination Les Jardins suspendus de Babylone [Gioacchino Rossini, Ciro in Babilonia]
En route pour une des sept merveilles du monde antique : Babylone et ses jardins suspendus, gage de tendresse, selon Quinte-Curce, d’un roi pour son épouse, « qui, sans cesse regrettant l’ombrage des bois et des forêts dans ce pays de plaines, obtint de lui d’imiter, par ce genre de travail, les agréments de la nature. ». Avec pour guide, non Boney M, mais Gioachino Rossini en ses plus jeunes années – Ciro in Babilonia a été créé en 1812 – et pour compagnons de voyage, des artistes sans lesquels, il faut le reconnaître, l’excursion aurait moins d’intérêt : Ewa Podles, Michael Spyres et Jessica Pratt, dirigés par Will Crutchfield en 2012 à Pesaro dans une mise en scène, signée Davide Livermore et considérée à juste titre comme une des sept merveilles du genre ces dix dernières années. [CR]
5. Destination les Alpes autrichiennes [Ernst Krenek, Reisebuch aus den österreichischen Alpen]
Avec ses quatre cahiers et sa bonne heure de musique, le Carnet de voyage des Alpes autrichiennes de Ernst Krenek est une sorte de pendant estival au Voyage d’hiver. On y marche, certes, mais on préfère une bonne table à la terre gelée et un bon vin bien de chez nous aux larmes de la bien aimée. Ce pèlerinage sans prétention est l’occasion de découvrir en musique quelques paysages de l’Autriche du Nord sur une musique souvent poétique et insouciante. L’auditeur nonchalant se laissera certainement séduire par la petite rengaine intitulée « Unser Wein », chantant les bienfaits des cépages autrichiens, qui « dédaignés des étrangers, savent pourtant se révéler à ceux qui veulent bien les découvrir ». [AJ]
6. Destination la Bretagne [Giacomo Meyerbeer, Le Pardon de Ploërmel]
Qui dit Bretagne dit granite et ardoise, ciel bas et mer de quartz noir, dans l’écume de laquelle les bains estivaux n’ont rien à voir avec l’hédonisme, et tout à voir avec l’ascèse. Bref, on n’y va pas pour rigoler. Alors le soir, une bolée de cidre dans la main droite, une galette saucisse dans la main gauche, on s’égaiera un peu en écoutant les folles vocalises que Meyerbeer inventa pour Dinorah, héroïne de son Pardon de Ploërmel, qui restera le dernier opéra dont il vit la création (il était mort quelques mois avant celle de l’Africaine, en 1865). Ici, il serait vain de rechercher la couleur locale ; mais à la place des binious, il y a un contre-sol ! [CT]
7. Destination la Grèce [Jacques Offenbach, La Belle-Hélène]
Ah, la Grèce et ses personnages mythologiques… Le saviez-vous ? La Belle Hélène de Jacques Offenbach est un excellent guide de voyage pour ce pays béni des Dieux. Mais si. Vous ferez un joli road trip sous le soleil avec quelques petits camarades de vacances. Sous le cygne de Léda (si l’on ose dire), vous partirez de Sparte bras dessus-bras dessous avec Hélène et Ménélas, un couple qui a lui aussi besoin de vacances et qui, comme vous peut-être, rêve de bord de mer. Vous ferez un petit détour par la resplendissante Mycènes pour aller chercher Agamemnon et Calchas, un patron un peu prétentieux qui a besoin de simplicité, et son conseiller spécial. D’un petit bond, vous vous retrouverez à Nauplie, sur la plage abandonnée. Pas besoin d’aller visiter la Thessalie, le bouillant Achille, qui en vient, vous rejoindra sur la plage avec quelques spécialités locales, comme par exemple sa spécialité, de délicates sandales qui vous maintiendront bien le talon. Vous trouverez à Nauplie de drôles de zigues qui vous feront bien rire pour les longues soirées d’été : les deux Ajax, animateurs hors pair qui vous emmèneront visiter tour à tour l’île de Salamine, face à Athènes, puis la Locride un peu plus au nord. Ménélas vous fera visiter sa résidence secondaire en Crète et, de retour de ce petit voyage en supplément, si vous aimez décidément les îles, vous pourrez suivre Hélène à Cythère, où elle a l’intention de prendre un peu l’air. Mais prenez garde cependant à la mauvaise organisation du tour opérateur, Pâris & Co, qui risque fort de détourner le ferry pour vous conduire jusqu’à un endroit moins glamour plus à l’est où on n’entre qu’avec un gros cheval… Il est trop sûr de lui, ce GO. Que voulez-vous, c’est la fatalité… La preuve… [CM]
8. Et pourquoi pas un roadtrip ? [Luciano Berio, Folk Songs]
Quand on ne sait pas se décider et qu’on a les moyens, on peut toujours partir en roadtrip. L’avantage du roadtrip musical est qu’il est bien moins onéreux, et que son empreinte carbone est quasi-nulle. Voyagez léger et la conscience tranquille en écoutant les Folk Songs de Berio, qui, en une quinzaine de minutes, vous mèneront des Etats-Unis à l’Azerbaïdjan, en passant par la France, l’Italie et l’Arménie. Conçu sur mesure pour la cantatrice polyglotte Cathy Berberian, le cycle est la première rencontre de Berio avec la musique populaire. L’essai sera transformé plus tard avec Coro, large fresque mêlant populaire, politique et poétique, ici encore à moindre coût ! [AJ]
9. Destination l’Italie [Hugo Wolf, Italienisches Liederbuch]
S’il est une destination que l’amateur d’art lyrique chérit entre toutes, c’est probablement l’Italie. Mère patrie de l’opéra, terre de Pergolèse, Rossini, Verdi, Bellini et Laura Pausini, le beau chant y règne en maître. Mais, comme c’est souvent le cas pour les grands pays touristiques, ce sont les étrangers qui en parlent le mieux – ou plutôt, le plus passionnément, et le plus amoureusement. Quand il finit le deuxième et dernier recueil de son Italienisches Liederbuch, Wolf est pourtant en proie au doute, et à une santé mentale de plus en plus vacillante, comme le racontait notre ami Alexandre Jamar dans cette passionnante étude. Cela n’empêche pas les plus belles pièces du cycle de contenir quelques perles, à l’image de son égrillarde conclusion, « Ich hab’in Penna », dans laquelle une femme énumère, en moins d’une minute, une impressionnante liste d’amants. Dans un de ces derniers récitals, Elisabeth Schwarzkopf y montre, comme convenu, une exquise distinction. [CT]
10. Destination chez toi ! [Claudio Monteverdi, Il ritorno d’Ulisse in Patria]
Puisque le seul voyage sans retour est la mort, il arrive forcément un moment où il faut rentrer à la maison. C’est souvent un crève-coeur, parfois un soulagement, mais même les avions en retard et les autoroutes bondées ne peuvent rivaliser avec les aventures endurées par Ulysse souhaitant rejoindre sa chère Ithaque et sa bien-aimée Pénélope. Alors ne nous plaignons pas trop au moment de retourner « plein d’usage et de raison, vivre entre ses parents le reste de son âge ! » [CT]
Contributions d’Alexandre Jamar, Cédric Manuel, Christophe Rizoud, Clément Taillia