A relire leur biographie, les parallèles entre l’existence de Kurt Weill et celle de Hanns Eisler sont nombreux. « Juif » et « demi-juif », à la fois atonaux et curieux d’intégrer le langage du jazz et du cabaret dans leurs œuvres, collaborateurs de Brecht, fuyant le nazisme en 1933, émigrant aux Etats-Unis, illustrant tous les genres (à ceci près que Eisler ne put poursuivre l‘écriture de son opéra « Faust », à cause de la censure communiste de Berlin-Est), ils se distinguent par le degré de leur engagement et leur attachement à l’Allemagne. Ayant totalement rompu avec son pays perverti par le nazisme, Kurt Weill refusait en 1947 qu’on le considère comme allemand, alors qu’Hans Eisler deviendra le compositeur emblématique de la défunte RDA, après que le maccarthysme l’ait conduit à une nouvelle errance, malgré les soutiens de Stravinsky, Copland et Bernstein. Quant à l’engagement, sinon au terme de son existence, Eisler soutiendra le communisme sans réserve. C’est certainement là qu’il faut chercher la cause de la diffusion restreinte de ses œuvres. « Aucun compositeur n’a davantage souffert de la guerre froide » nous dit la notice du Grove’s Dictionary. Considéré alors à l’Ouest comme le compositeur de la « Spalterhymne » [l’hymne de la division], le temps est venu de réexaminer son œuvre en dehors de tout critère idéologique. Car la Deutsche Symphonie témoigne magistralement de l’art pleinement abouti de ce grand compositeur, qui fut un collaborateur apprécié de Charlie Chaplin, de Fritz Lang, de Losey, de Jean Renoir, comme d’Alain Resnais (« Nuit et brouillard », 1956). Sa composition s’étend sur vingt ans (1938-1958), mais l’essentiel fut écrit entre 1935 et 37. Sa création eut lieu en 1959 alors que le régime communiste ne le tenait plus en odeur de sainteté.
L’élève durant quatre ans de Schönberg et de Webern aura usé toute sa vie des possibilités que lui offraient le système dodécaphonique, l’atonalité, comme les ressources puisées dans l’écriture de la musique de variété. Il en résulte une séduction, une force dramatique et une science qui laissent pantois. Cette Deustche Symphonie, immense oratorio, use largement de la série, exposée aux altos durant les cinq premières mesures. Toutes les combinaisons en sont exploitées avec bonheur, concourant au caractère dramatique de l’ouvrage. L’Allemagne décrite comme une « mère blafarde souillée » (Brecht) traduit bien combien est grand le « mal à l’Allemagne » au sortir de la guerre. La seconde partie poursuit la plainte dans une passacaille dénonçant la terreur nazie et les camps de la mort. C’est toujours un poème de Brecht « A Potsdam sous les chênes » qui illustre l’adhésion des cadres militaires au fascisme naissant. Une marche funèbre thématise les souffrances des victimes (« Sonnenburg »). Les méthodes de la propagande hitlérienne sont dénoncées dans le 7e mouvement. Une cantate des paysans (très loin de celle de Bach !) et, pour faire bonne mesure une « cantate des ouvriers » – la faucille et le marteau, en quelque sorte – précèdent l’épilogue (écrit avant la création) sur un beau quatrain de Brecht : « Voyez nos fils sourds et ensanglantés… réchauffez-les, ils ont froid ». A son sujet, Eisler proposait la projection d’images de soldats mourant de froid devant Stalingrad.
Un sujet grave, illustré magistralement, avec une prodigieuse puissance expressive. Son traitement a de quoi réconcilier nombre d’auditeurs avec le langage atonal ou dodécaphonique.
Une demi-douzaine d’interprètes on gravé cette symphonie-oratorio, le plus souvent à Leipzig ou Berlin. Cette version de la Radio autrichienne (1989), dont on s’interroge sur les raisons d’une gravure si tardive, se situe au meilleur niveau (à l’égal de celles dirigées par Max Pommer, à Berlin, ou par Zagrosek, avec le Gewandhaus). L’orchestre, les solistes, les récitants, comme les chœurs y sont remarquablement dirigés par Günther Theuring. Ce dernier, quelque peu oublié depuis sa disparition (2016), formé au sein des Wiener Sängerknaben, aura dirigé les chœurs les plus prestigieux, dont le Wiener Jeunesse Chor, dont il fut le fondateur et que nous écoutons ici. La prise de son (comme le remastering) nous vaut une restitution d’une présence et d’un relief exemplaires.
La brochure d’accompagnement, outre une notice de présentation, ne comporte que les textes allemands et leur traduction anglaise.
On lira avec profit l’article rédigé par Harry Halbreich pour le centenaire du compositeur (1998), mis en ligne par notre estimé confrère Crescendo Magazine https://www.crescendo-magazine.be/hanns-eisler-musique-et-politique/