Nathalie Stutzmann aurait pu intituler cet album « Heroines from the shadows » si la formule, au genre près, n’avait pas déjà été prise pour son disque consacré à Haendel. De fait, les chanteuses auxquelles Contralto rend hommage émergent de l’ombre épaisse des sopranos et des castrats qui régnaient sans véritable partage sur le premier bel canto. Pour une Girò, la muse de Vivaldi qui est entrée dans la légende, on ne compte plus ici les artistes tombées dans les oubliettes de l’Histoire. Si les baroqueux, surtout les haendéliens, reconnaitront l’un ou l’autre nom (la Tesi, la Robinson), qui aura déjà entendu parler de la Mucci ou de la Starhemberg ? Curieusement, certaines sont citées dans le livret, mais ne sont évoquées que de manière très indirecte par le biais de pages instrumentales tirées d’opéras dans lesquels elles se sont produites. L’option pourra dérouter, mais ce disque est également le dernier d’Orfeo 55, l’ensemble fondé par Nathalie Stutzmann en 2009 et dissous dix ans plus tard. Le programme, substantiel (quatre-vingts minutes et des poussières), élaboré pour cet ultime tour de piste lui réserve plusieurs plages et lui concède même le mot de la fin, puisque le disque se clôt sur une sinfonia empruntée à L’Incoronazione di Dario de Vivaldi.
Si Contralto inclut l’un ou l’autre travesti dans sa galerie (Goffredo dans Rinaldo, le Farnace de Vivaldi), il privilégie d’abord les femmes. Non pas de frêles victimes, mais des figures au caractère bien trempé, sinon farouches et combattives que campaient volontiers les contralti du Settecento, souvent dotées de voix plus robustes que virtuoses ainsi que d’un fort tempérament dramatique. Haendel, suivi par Porpora et Vivaldi, domine un paysage tour à tour familier et nouveau dont le goût personnel de Nathalie Stutzmann a dessiné les contours. Si Cornelia (Giulio Cesare), aujourd’hui le plus célèbre des rôles d’Anastasia Robinson, manque à l’appel, c’est sans aucun doute parce que notre contralto moderne ne l’a jamais portée dans son cœur, mais aussi pour mettre en lumière le rôle de Griselda (Bononcini) auquel s’identifiait la cantatrice britannique. Riche idée qui nous vaut la découverte de « Caro Addio dal labbro amato », joyau dépouillé et intime, à peine ourlé par le théorbe.
« Le fait d’avoir commencé à diriger », nous confiait Nathalie Stutzmann en 2010, « m’a retiré une épée de Damoclès : jusqu’à quand cet état de grâce vocal va durer ? Quand commencera le déclin ? On ne sait pas, j’ai peut-être cinq, dix, quinze, vingt ans, je n’en sais rien, mais diriger m’a totalement libérée. Ce qui m’aurait tuée, c’est d’imaginer ma vie sans faire de la musique. » Dix ans plus tard, ce dernier enregistrement avec Orfeo 55 montre, peut-être plus encore que les précédents, à quel point le fait de diriger a libéré l’interprète. Elle semble afficher un surcroît d’audace, mais toujours au service de l’expression, et son plaisir de chanter, de jouer aussi s’entend immédiatement et demeure irrésistiblement contagieux. Il y a plus de théâtre dans ce seul récital que dans certaines intégrales lyriques. Marijana Mijanovic, par exemple, mollement accompagnée par l’Accademia bizantina d’Ottavio Dantone, dans l’air « Di verde ullivo » du Tito Manlio de Vivaldi (Naïve), manque non seulement de souplesse, mais aussi de nerf et d’urgence. Il faut entendre Nathalie Stutzmann mordre les mots, souligner leur relief (« Tradita, sprezzata », Semiramide riconosciuta de Porpora), mais également imprimer une tension inédite à l’extraordinaire lamento « Gelido in ogni vena », popularisé par Cecilia Bartoli, et nous donner à voir le regard terrifié de Farnace dont les archets d’Orfeo 55 exacerbent l’angoisse.
L’artiste peut rugir et tutoyer les abysses en décochant ces graves caractéristiques qui donnent le frisson, puis prodiguer des trésors d’élégance et des phrasés voluptueux (« Sotto un faggio o lungo un rio », première mondiale extraite de l’Euristeo de Caldara, cet autre géant vénitien par trop négligé). En fait, la chanteuse semble pouvoir embrasser tous les affects, et la chef créer toutes les atmosphères, opérant de vertigineux écarts entre le dépit rageur (« Svena, uccidi, abbatti, atterra », Bajazet de Vivaldi) et la plus délicate mélancolie – dans ce registre, la sicilienne « Empia mano » de Gasparini (La fede tradita e vendicata) constitue une magnifique révélation, sublimée par les demi-teintes crépusculaires du contralto. D’une rencontre avec cette musicienne ardente et libre, on sort revigoré, ressourcé, écrivions-nous en 2010, après l’avoir interviewée, or cet enregistrement produit exactement le même effet, particulièrement salutaire dans le climat actuel.