The Köln recording : ce bandeau noir pourrait nous faire croire que BIS a eu la riche idée d’immortaliser le concert donné en mars dernier à la Philharmonie de Cologne, sans public mais en communion avec des dizaines de milliers de spectateurs réunis par la magie du streaming. Le silence terriblement lourd qui accompagnait alors le salut des artistes consacrait le caractère insolite d’une expérience relativement nouvelle tout en laissant l’auditeur émerger lentement du maelstrom d’émotions où venait de le plonger une lecture sans concession ni fioriture, âpre, tendue. En réalité, cette performance vit le jour entre les prises, ce qui explique que nous retrouvions au disque la même acuité dramatique, le même élan, implacable, qui propulse la marche au supplice du Christ.
Cette Passion selon Saint Jean s’apparente, pour ainsi dire, à un effet collatéral, inattendu et troublant de la pandémie qui frappe le monde depuis le printemps. Au départ, Cologne devait n’être que la troisième étape, après Katowice et Londres, d’une tournée européenne du Bach Collegium Japan qui comprenait 11 dates dans 6 pays, mais la propagation du COVID-19 l’a brutalement interrompue. Suite à l’annulation de la Saint Jean programmée à Lyon, l’ensemble est arrivé plus tôt que prévu dans la cité allemande pour apprendre que la Philharmonie devait également fermer et que l’aventure s’arrêtait là. Néanmoins, son intendant, Louwrens Langevoort, a proposé aux musiciens de maintenir la date pour un live streaming alors que Tamaki Suzuki, mezzo et compagne de Masaaki, suggérait de mettre à profit les quelques jours disponibles pour réaliser un nouvel enregistrement de la Passion. Le chef évoque dans la notice les obstacles qui ont failli compromettre un projet aussi aventureux. Cette genèse mouvementée, qui plus est dans un contexte particulièrement anxiogène, n’est probablement pas étrangère à l’urgence, sinon à la nervosité qui nous frappe dès les premières mesures. Enregistrer un tel monument dans la précipitation n’est évidemment pas à la portée de tout le monde et sa réussite ne tient pas à une heureuse conjonction des astres…
Il faudrait vivre sur la lune pour ignorer que Masaaki Suzuki et son ensemble ont fait de Bach leur pain quotidien depuis 30 ans. Ils signent d’ailleurs ici leur quatrième gravure de la Saint Jean – plus précisément la seconde en studio (Bis, 1999), aux côtés de deux live (King Records 1995 et EuroArts, 2000) –, optant pour la mouture de 1749 avec les dix premiers mouvements de celle commencée en 1739. L’irrésistible lame de fond de l’orchestre nous emporte immédiatement et prépare l’entrée du chœur, véhémente comme un uppercut (« Herr, unser Herrscher ») : la Passion est d’abord une histoire de violence, d’une insondable noirceur, que Suzuki et ses compagnons affrontent sans détourner le regard. Il n’y a pourtant aucune emphase dans sa direction, toujours d’une imparable précision, aucun effet de manche ni le moindre théâtralisme. C’est de la concentration et de l’immersion dans le texte que jaillit le drame dans sa vérité nue.
Les appels à la curée de la foule, son dépit rageur face aux dérobades de Pilate affichent un relief autrement saisissant que dans la première Saint Jean du Bach Collegium Japan et au terme de cet éprouvant voyage, nous accueillons avec d’autant plus de soulagement et de gratitude « Ruht wohl » que les chantres subliment sa poignante mélancolie. Sans renouveler l’engagement fiévreux d’un Schreier, James Gilchrist habite son récit avec une tout autre éloquence que l’Évangéliste, oubliable et d’ailleurs oublié, de Gerd Türk en 1999. Le ténor britannique ne suggère pas : il incarne les affects des protagonistes, en particulier les remords qui assaillent Pierre. Les chromatismes exacerbent comme jamais la douleur lancinante et amère qui le taraude après son reniement. A l’affiche de la Saint Matthieu parue l’année dernière, Christian Immler retrouve Jésus, un Jésus toujours impavide et dont la fascinante équanimité n’est manifestement pas de ce monde. En revanche, les airs de basse libèrent l’expression du chanteur dont le baryton enveloppant nous apaise (« Betrachte, mein Seel »).
Si les accents de Zachary Wilder nous désarment dans « Ach mein Sinn », la détresse du croyant, écartelé entre horreur et délice (« Mein Jesu, ach ! »), nous étreint longuement et rappelle l’extase des martyrs. Egalement soliste de la Saint Matthieu sortie chez BIS en 2019, Damien Guillon est d’abord impeccable de ton et trouve la juste énergie déclamatoire dans « Von den Stricken meiner Sünden », mais la tessiture de « Est vollbracht » semble ensuite l’entraver, privant son timbre de rayonnement, et il demeure sur son quant-à-soi. Le diable se niche dans les détails, la plus irréductible subjectivité également. Les inconditionnels du soprano immaculé de Hana Blaziková seront certainement aux anges, mais sa placidité nous laisse par trop sur notre faim (« Zerlfieße, mein Herze »). Un détail, disions-nous, qui ne doit pas nous détourner de l’essentiel. Le Bach Collegium Japan semble fin prêt à aborder la Saint Jean révisée de 1725, si riche en contrastes et quasiment opératique par moments. L’idée n’est pas saugrenue, car Suzuki la connaît bien : il avait ajouté les trois airs inédits qu’elle contient en bonus de sa première gravure et il lui emprunte l’idée du contrebasson pour colorer les basses.