Révélé au Jardin des voix en 2013, le baryton Victor Sicard* entretient, comme bien des musiciens, un rapport intime à la musique de Maurice Ravel. Selon lui, ce corpus de mélodies, c’est comme un tour du monde sans bouger de sa chaise. Il grave ce récital avec Anna Cardona la pianiste qui partage sa vie depuis onze ans. Ce disque est, de fait, leur troisième enfant.
Quand on enregistre un répertoire tel que celui-ci, le poids de tout ce qui a déjà été fait pèse-t-il sur les épaule des interprétés ?
En découvrant ce répertoire en 2007, je découvris également Gérard Souzay. J’ai écouté ses versions de ces mélodies plusieurs fois et certainement que j’en suis imprégné. Cependant, Anna Cardona et moi avons le luxe de vivre ensemble et de pouvoir jouer Ravel autant qu’on le souhaite. Particulièrement chez Ravel, nous nous concentrons à respecter scrupuleusement les annotations, présentes en nombre dans ses partitions. Depuis son piano, Anna, qui est très à l’écoute de ce que je fais, est une partenaire idéale pour cela. Pour ce qui me concerne, je me suis aussi intéressé à cette musique en faisant un travail presque musicologique et j’ai passé de longs moments à lire notamment les conversations entre Ravel et Roland-Manuel. Une anecdote avait particulièrement attiré mon attention : Ravel était hors de lui quand il sut que Paul Wittgenstein, grand pianiste mutilé de guerre pour qui Ravel a composé le Concerto pour la main gauche, lui avait avoué qu’il avait quelque peu modifié la musique car selon lui « ça ne sonnait pas ». Ravel lui a répondu que l’interprète devait être l’esclave du compositeur. Voilà, c’est en travaillant très intensément ensemble avec Anna et en essayant de respecter les volontés de Ravel que nous sommes arrivés à la première séance d’enregistrement.
En quoi Ravel vous parle-t-il intimement ?
… Être esclave d’accord, mais ce qui fut le plus passionnant était de trouver notre liberté d’interprètes tout en respectant la partition. Nous avons donc eu besoin de chercher en nous les évènements, les émotions qui raisonnaient avec l’histoire racontée et magnifiée par la composition musicale de Ravel. Sur un plan plus personnel, j’ai découvert Ravel à Londres, alors que j’avais un peu le mal du pays. Je travaillais particulièrement sur Les Histoires Naturelles. J’associais les scènes de ces histoires avec des scènes de mon enfance à la Rochelle, de mon adolescence à Angers… Et même la pintade, qui selon Jules Renard est « cocardière » ; un peu française en somme, pouvait m’émouvoir. Je les adore. Anna et moi nous sommes rencontrés en interprétant Don Quichotte à Dulcinée. Elle est depuis 11 ans ma propre Dulcinée… La chanson des cueilleuses de lentisques a été la berceuse de nos deux garçons. Enfin, cette façon de réconcilier la musique populaire avec la musique savante nous ressemble beaucoup. Nos parents respectifs écoutaient autant les Stones, Brassens, Dutronc que Mozart ou Beethoven.
Quelle pianiste est Anna Cardona ?
C’est une pianiste avec une technique incroyable. Une technique qu’elle met au service de la musique et pour mieux écouter son chanteur. Quand on chante avec elle, on se sent en sécurité. On peut alors oser en concert car on sait qu’elle sera avec nous, et qu’en nous écoutant, elle saura accompagner les petits moments magiques que l’on vit dans le spectacle en direct et que l’on a essayés de recréer dans ce disque.
Un débat fait rage en ce moment, celui du « r » dans le chant français. Alors : roulé ou grasseyé ?
J’ai travaillé plusieurs fois avec Hervé Niquet… donc je roule assez facilement ! Cependant il y a deux cycles de poèmes dans ce CD qui sont en prose, Les Histoires Naturelles et les Chansons Madécasses, et où Ravel insistait pour que le français chanté soit le plus proche possible du français parlé. On enlève donc les « e » muets et on essaye de ne pas rouler les « r » quand ce n’est pas nécessaire pour la compréhension. L’objectif de ce débat est bien de faire venir le public et qu’une fois présent il comprenne ce qu’on raconte. Donc chez Ravel je roule ou non quand c’est nécessaire pour être compris.
Dans l’absolu, tous les jeunes musiciens disent qu’il est difficile de trouver des dates de concert, mais que pour la mélodie française, c’est encore dix fois pire. Pourquoi ce genre reste-t-il compliqué au concert ?
En effet la situation actuelle est très compliquée, entre autres, pour nous. Mais depuis longtemps la mélodie française n’est pas très vendeuse. Comme l’était le baroque français avant que Malgoire et Christie s’en emparent il y a plusieurs années. J’ai fait le Jardin des Voix en 2013 et je me souviens d’une conversation avec William Christie qui me disait qu’en arrivant en France, il avait été surpris par le peu d’intérêt des français pour leur propre musique. D’ailleurs quand j’indique à des amis que je suis chanteur lyrique on me dit « alors tu chantes en italien, en allemand même ? ». Comme si chanter en français ne leur venait pas à l’esprit. Et pourtant, quels poètes et quels compositeurs ! Quand Verlaine ou Jules Renard se mêlent à Ravel, quel luxe ! Nous avons choisi Ravel pour essayer de convaincre que cette musique est incroyable. A chaque changement d’œuvre on change d’atmosphère. Quand on passe de la musique espagnole dans Don Quichotte aux Deux mélodies hébraïques, des Madécasses à une chansons écossaise, d’une chanson italienne à la Puccini aux Cinq mélodies populaires grecques… et les Histoires Naturelles ! C’est comme un tour du monde sans bouger de sa chaise ! Pourvu que ces différents enregistrements arrivent à convaincre le public de venir nombreux et ainsi de motiver la programmation de cette musique qui est, je le répète, absolument sublime.
* Victor Sicard chantera pour la première fois le rôle d’Orlando dans Il Palazzo incantato de Luigi Rossi du 11 au 17 décembre à l’Opéra de Dijon, si les consignes sanitaires l’autorisent. L’ouvrage est actuellement en répétition. Il pourrait être capté ét diffusé par France Musique.