Les compositeurs n’ont pas toujours réservé à tous les instruments de l’orchestre de quoi démontrer durant tout un concert l’étendue de leur pouvoir musical. Il n’est par exemple pas rare de regarder avec amusement et curiosité ceux des percussionnistes qui attendent très patiemment leur heure. Difficile pour eux, avant que ne survienne enfin leur moment de gloire – parfois aussi bref qu’un simple coup de cymbales comme dans l’adagio de la 7ème symphonie de Bruckner – de faire autre chose que de garder les mains sagement posées sur les cuisses ou les bras croisés en scrutant leurs collègues et, parfois, en secouant la tête en rythme avec ces derniers. Mais qu’en est-il à l’opéra, dans cette fosse mystérieuse semi-éclairée voire totalement invisible pour le public comme à Bayreuth ? Quel spectateur n’a pas surpris, lorsque son regard quitte de temps à autre la scène pour examiner ce vaste creux d’où montent tant d’ondes bienfaisantes, tel ou tel instrumentiste éteindre son pupitre et quitter, comme une ombre et sans un bruit, ses camarades ? Savent-ils, les amateurs d’art lyrique, que ceux qui restent, à la lueur des bougies d’autrefois, ou des lampes orangées d’aujourd’hui, que d’autres se livrent parfois à toutes sortes d’activités lorsque la représentation ou la répétition leur en laisse le temps ? Ainsi, à l’Opéra de Paris, s’ils ne discutent pas sans cesse comme les bassons indisciplinés de la Grande vadrouille, les instrumentistes ont laissé à travers les âges les traces étonnantes de digressions inattendues, comme autant de graffitis livrés à la postérité.
Jean-Noël Crocq fut la clarinette basse solo de l’orchestre de l’Opéra pendant 35 ans, entre 1974 et 2009. C’est en remarquant ces signes, dessins et autres annotations sur une partition de La Walkyrie pour son instrument, puis en prenant le temps d’aller en découvrir d’autres après ses années d’activité, que l’idée de partager les curieux trésors qu’il a dénichés est venue à Jean-Noël Crocq et avec elle, celle d’en faire un livre. Ce qu’on appelle un beau livre, qui fait défiler des dizaines de clichés de ces témoignages de la vie de l’orchestre. J-N Crocq en a ainsi récolté plus de 3000.
En une dizaine de thèmes aussi variés que les chefs d’orchestre, les musiciens, la mort et le sexe ou les bestiaires, c’est tout à la fois des tranches de vie et des morceaux d’Histoire que découvre le lecteur. L’auteur y raconte une foule d’anecdotes sur les musiciens, les travers, les qualités et les habitudes de celles et ceux qui ont cette chance de faire de leur métier un art et qui n’en sont pas moins hommes ou femmes. Il le fait à travers le témoignage de collègues du passé ou avec le sien propre, livrant notamment quelques petites histoires savoureuses, notamment à propos de certains chefs d’orchestre.
Avant même que d’être un catalogue d’images souvent étonnantes, cet ouvrage est en effet un voyage passionnant dans ce « microcosme social » fait, comme tous les autres, de gens ordinaires et extraordinaires, de courageux et de lâches, de concentrés et de distraits, de méchants et de gentils, avec leur lot de préoccupations et de décontraction, de fantasmes et de passions, d’ennui et de rêveries. C’est donc d’abord un témoignage plein d’humanité, présenté avec application mais surtout avec une profonde affection pour tous ses collègues présents ou passés, à laquelle on pardonne volontiers ici ou là – par exemple lorsqu’il évoque l’attitude des musiciens pendant l’Occupation – un peu de naïveté.
Et puis il y a tous ces dessins, ces messages et ces collages. Une mine irremplaçable, tour à tour fascinante, émouvante ou embarrassante qui contient de vrais trésors et où l’on découvre au détour des pages que leurs auteurs anonymes avaient parfois davantage qu’un talent pour croquer leurs collègues ou leur chef. Deux exemples parmi des centaines : le profil d’une rare finesse d’un hautboïste, laissé sur une partition de Siegfried (page 172) ou encore la merveilleuse esquisse parfaitement reconnaissable du visage concentré de Wilhelm Furtwängler sur une partie de flûte du Crépuscule des dieux (page 68). Vous en trouverez bien d’autres comme cela. Portraits, reproductions de ce que l’on voyait sur la scène, traduction en image de ce que l’opéra inspirait aux musiciens-dessinateurs, avec de bonnes ou de mauvaises pensées, ou bien qui leur laissait le temps de faire leurs comptes…, chaque page est une surprise.
Les petits billets écrits à même les portées vous raviront tout autant, comme par exemple ce mot manuscrit de Gounod, qui prie un clarinettiste de le pardonner d’avoir écrit sa partie comme il l’a fait dans Roméo et Juliette dans ces termes immortalisés au crayon de bois : « Bien contrarié de vous faire jouer avec cinq bémols, mais vous n’auriez pas le temps de changer ».
On ne s’ennuie donc pas une seconde dans cet ouvrage inattendu qui constitue avant tout une émouvante déclaration d’amour de son auteur à tous les musiciens d’orchestre – qu’ils jouent ou non dans une fosse – et dont on n’est pas étonnés, par conséquent, qu’il soit préfacé par cet autre infatigable et passionnant sondeur de l’âme et des cœurs des orchestres qu’est Christian Merlin.