En mars dernier, la soprano Chloé Briot a porté plainte contre un chanteur pour des faits de harcèlement et d’agression sexuelle dont elle aurait été victime sur une production. Puis, le 19 août, La Lettre du musicien a publié son témoignage qui fit grand bruit, rompant ainsi avec l’omerta caractéristique du milieu. Récemment, au micro de Jean-Baptiste Urbain sur France Musique, elle s’est exprimée plus amplement, expliquant la teneur de sa démarche et la nécessité d’informer afin qu’une réflexion soit menée et que des mesures soient prises. Cette démarche est significative , puisque le milieu de l’opéra français n’a pas encore eu son « Me too ». Aussi, la ministre de la culture Roselyne Bachelot a procédé à un signalement auprès du procureur de la République afin de « manifester sa ferme volonté de prendre toute la mesure des violences sexistes et sexuelles dans le milieu musical. »
Pourquoi la parole de Chloé Briot, chanteuse dont le talent n’est pas à prouver, est-elle importante ?
En premier lieu, parce qu’elle a conscience du fait de devoir d’abord nommer ces actes, les désigner (nommer les choses n’est pas accuser mais porter à la connaissance de tous), afin de permettre une prise de conscience générale. « Nommer » les choses, c’est demander à l’autre, celui qui voit, de devenir « témoin », d’écouter l’histoire. Elle est aussi consciente que cette démarche serait inutile si elle n’avait pas conjointement porté plainte. Ces deux démarches s’articulent ensemble, et l’une sans l’autre ne peut aboutir à une prise de conscience générale.
Ce qu’il faut garder à l’esprit : quand bien même la partie judiciaire n’aboutirait pas, cette double action créerait un précédent, un début de narration. Et c’est précisément ce qu’il faut commencer à construire aujourd’hui, dans ce monde dont les codes dits « bourgeois » ne garantissent pas la possibilité d’un changement. On ne peut combattre que ce que l’on peut nommer clairement. D’où la démarche de Chloé Briot. Son calme et sa force, admirables alors qu’elle risque sa carrière, méritent d’être soutenus et écoutés. Dans le calme et la force. Sa prise de parole montre un chemin de dignité qui doit nous servir d’exemple dans notre lecture de son agression.
Le second point crucial, c’est qu’elle nomme et désigne les répercussions psychophysiologiques de tels actes. Dans son cas, le « je ne sais pas si j’ai encore envie de chanter » est on ne peut plus clair. En effet, l’art demandant une ouverture totale, un don de soi, il vulnérabilise totalement. « L’abandon » ne peut donc avoir lieu que bien entouré, en confiance. On n’a certainement pas conscience de la casse humaine et artistique consécutive aux faits de harcèlement : il est absolument choquant de lire qu’il a fallu que son état se dégrade avant que son entourage professionnel prenne la pleine mesure de ce qu’elle vivait.
Enfin, cette affaire interroge : notre regard habitué à l’art en vient probablement à accepter certaines situations sous couvert d’approfondissement, façon « Actors studio ». En effet, il était ici question de mimer des actes sexuels. Même si ces actions sont banales dans ce métier, on est en droit de demander quand s’arrête la codification et quand commence la réalité.
Par analogie donc, la technique de cinéma « Actors studio » demande à l’acteur un investissement émotionnel et physique permettant une illusion de réalité. Souvent, les cinéastes provoquent ces états. Un exemple des plus terribles sur lesquels l’actualité s’est attardée il y a deux ans est le « Dernier tango à Paris » de Bernardo Bertolucci. L’actrice Maria Schneider ne savait pas ce qu’il allait se passer dans l’une des scènes de sexe. Marlon Brando aurait eu l’idée (entérinée par le cinéaste) de se servir d’une plaquette de beurre comme lubrifiant pour mimer l’acte de sodomie. Et Bertolucci de justifier des années plus tard : « Je voulais capter sa réaction de fille, pas celle d’une actrice. Je voulais capter sa réaction de fille humiliée, par exemple lorsqu’elle hurlait « non, non ! ». Maria Schneider avait dix-neuf ans. Elle ne s’en est jamais remise. Cocaïne, héroïne, et mort prématurée d’un cancer.
« Sa réaction de fille » : ces mots laissent pantois. Est-ce que la réaction attendue de la proie enfin humiliée, voire violée, est un objectif qui supplante le rôle de l’artiste, actrice ou chanteuse ? On est en droit de se poser la question. Posons encore celle-ci : lorsque les gestes dépassent la codification de la mise en scène, qu’est-ce qui retient les témoins en présence de dire simplement que ce n’est pas normal et que la victime ne doit pas subir cela ? Il semblerait qu’une sorte de sacrifice soit offert au spectacle. Aussi longtemps qu’on regarde, on ne voit pas réellement. On peut aussi éclairer cet événement avec l’opéra « Pagliacci » de Leoncavallo. Dans cette œuvre fondamentale et grille de lecture de l’opéra au sens large, le protagoniste tue vraiment sa femme et son amant pendant une représentation théâtrale sous le regard du public. Il s’agit d’une époustouflante mise en abyme du spectacle qui explique par des symboles et des archétypes forts que les faits les plus graves n’ont même pas besoin d’être dissimulés : il suffit simplement de ne pas bouger.
L’opéra, traditionnellement lieu d’expression musicale d’une libido très axée sur une femme sacrifiée et sacrificielle, et par conséquent témoin d’un patriarcat éculé, pourrait ne pas se remettre face aux prises de conscience actuelles si une éducation du regard et des gestes n’est pas enfin dessinée.
C’est cela que Chloé Briot raconte et désigne du regard.