Extirper des couloirs du temps, la version remaniée de l’Armide de Lully par Louis-Joseph Francœur était un pari osé du Centre de musique baroque de Versailles. Un pari qui a toutefois suffisamment eu de résonnance pour qu’Hervé Niquet s’attèle à la tâche de la diriger et qu’une distribution de très belle facture soit appelée à faire vivre cette œuvre, laquelle in fine n’a manifestement pas eu la faveur des critiques, lors de sa résurrection publique au TCE, et à Metz. Pourtant, en lisant les propos de Benoît Dratwicki, dans le livret de cette édition double CD, on comprend mieux la motivation du Centre de musique baroque de Versailles de créer (car elle n’a jamais été jouée) cette recréation de Francoeur pour en faire connaître les raisons d’être, celles d’un siècle animé par le désir de mettre en adéquation les références baroques avec les goûts du jour. L’intérêt musicologique est certain, et l’on découvre une partition entre deux rives, celle du baroque à son crépuscule et celle du classicisme à l’aube de son odyssée musicale.
Certes, si l’on est sensible à la fluidité de la déclamation de Lully, l’élégant raffinement de son orchestration et la délicatesse de ses ballets, on pourra être quelque peu désarçonné par l’écriture clinquante de certains passages se complaisant par intermittence dans un bouillonnement intrusif d’effets surabondants. Une musique qui étourdit plus qu’elle n’enivre. Cette captation audio à l’Arsenal de Metz permet toutefois de mesurer l’engagement total du chef et des solistes pour porter une œuvre originale et illustrative des pensées et des idées de son temps. Au plus près des chanteurs et du chef, on mesure l’intensité de la prestation des artistes, qui se jettent tout entier dans une texture musicale et vocale inédite.
Comme à son habitude, Hervé Niquet se lance avec un enthousiasme communicatif dans cette mission de redécouverte avec son ensemble du Concert Spirituel d’une cohérence et précision à toute épreuve, répondant à la moindre des sollicitations du chef. On atteint une plénitude dans l’interprétation dans le cinquième acte, complété par le Centre de Musique Baroque de Versailles, très riche au plan harmonique. Le Chœur du Concert Spirituel, superbe, donne la plénitude de son talent dans la grande scène spectaculaire avec La Haine de l’acte III. Dans un ouvrage qui ne brille pas par sa finesse, le chef parvient à lui insuffler de belles sonorités. S’il tire surtout le meilleur de sa formation dans les parties les plus enlevées, et que sa lecture de l’œuvre est exempte de toute reproche, on ne peut s’empêcher d’être quelque peu nostalgique de la subtilité de l’écriture de Lully laquelle aurait été, sans nul doute, sublimement servie par les chanteurs ici réunis.
Pour les besoins d’une telle création, la distribution est de haut vol et surtout d’un équilibre idéal. On soulignera d’emblée la remarquable diction de l’ensemble des chanteurs, portant les mots étincelants de Philippe Quinault avec clarté et élégance. Véronique Gens, domine la scène dans le rôle d’Armide, dont elle possède toutes les qualités requises, un noble phrasé, un beau registre grave et des aigus d’une rare hardiesse qui confère à sa prestation une parure de beauté. On a parfois reproché à Katherine Watson sa retenue dans ses incarnations. Ici, au contraire, l’expression délicate, pudique, qui rend compte d’une approche mesurée, fait merveille dans le rôle de la naïve Sidonie. La soprano se tient à distance de tout excès dans l’expression et distille avec juste mesure les couleurs et les nuances. Chantal Santon Jeffery, au phrasé impeccable, offre une incarnation très convaincante dans les rôles de Phénice et Lucinde. Côté voix masculines, dans le double rôle d’Hidraot et de La Haine, Tassis Christoyannis brille comme toujours par la beauté de son timbre et la limpidité de son français. Interprète idéal de Renaud, Reinound Van Mechelen s’impose comme l’une des plus belles voix de hautecontres du moment. Plus en retrait dans l’action, mais néanmoins d’une belle présence vocale, il convient de mentionner le ténor Zachary Wilder qui semble, en chevalier Danois, se fondre avec bonheur dans ce répertoire, et le baryton Philippe-Nicolas Martin à la déclamation assurée conférant noblesse et prestance à sa triple incarnation de Aronte, Artemidore et Ubalde.
Au-delà de l’empreinte en demi-teinte laissée par l’œuvre sur le plan musical, il n’en demeure pas moins que cette création est un pari réussi grâce à la synergie des talents réunis autour d’un projet à l’intérêt musicologique certain et dont la cohérence est portée avec conviction par le Centre de Musique baroque de Versailles et Benoît Dratwicki. La démarche est tout à fait estimable et mérite notre attention. Il serait dommage de se priver de ce livre double cd d’une œuvre inédite, servie par des artistes superbes, et de sa documentation passionnante sur les goûts d’une époque pour la recréation, quel que soit le regard que l’on porte sur l’exercice.