Créé à l’Opéra-comique en 1872, Don César de Bazan est le premier grand ouvrage de Massenet à être représenté. Cinq ans plus tôt, La Grand’Tante n’avait été qu’un lever de rideau pour Le Voyage en Chine de François Bazin. Les deux partitions (et de nombreuses autres, dont celle de la création des Contes d’Hoffmann) brûlèrent lors du deuxième incendie de la Salle Favart en 1887. Malgré le peu de succès de cette première version (donnée 13 fois seulement à l’Opéra-comique), Massenet reprit l’ouvrage à partir de la partition vocale, qui avait été heureusement gravée, et le réorchestra : cette nouvelle version fut créée à Genève en 1888. Entretemps le compositeur stéphanois avait aligné les succès, du Roi de Lahore au Cid en passant par Hérodiade et Manon. Le livret ne s’inspire pas directement de Victor Hugo, mais d’un drame homonyme d’Adolphe d’Ennery et Philippe Dumanoir, créé au Théâtre de la Porte Saint-Martin en 1844, et librement inspiré des personnages de Ruy Blas. La pièce avait été écrite à la demande du célèbre acteur Frédérick Lemaître, créateur du rôle de Ruy Blas en 1838 –Victor Hugo le nommait « le comédien suprême » – et qui interpréta cette fois le personnage de Don César. L’intrigue en est largement décalquée de l’original hugolien, mais d’un style plus léger, voire frivole : le Roi d’Espagne est tombé amoureux d’une belle et jeune gitane, la Maritana, qu’il vient entendre chanter et voir danser tous les jours. Son ministre Don José a fini par s’en apercevoir et promet au Roi d’introduire la jeune fille à la cour. Mais pour cela, il faudrait lui donner une sorte de respectabilité. C’est à cet instant qu’il tombe sur Don César, une connaissance de jeunesse. Celui-ci lui confie qu’il est perclus de dettes et qu’il est revenu à Madrid espérant bien en faire de nouvelles ! Don José lui apprend que le Roi a interdit les duels, sous peine de mort, en particulier pendant la Semaine Sainte qui commence. Le jeune Lazarille (rôle travesti), apprenti armurier, fuit les coups du Capitaine des Gardes. Don César intervient et les deux têtes chaudes ne tardent pas à se provoquer… en duel. Pendant ce temps, Don José, qui a déjà un plan, aborde Maritana. Elle lui expose sa misère actuelle et lui confie qu’elle espère, sans trop y croire, que la Reine lui viendra en aide, elle qui l’a entendue chanter et qui en a pleuré. Don José lui promet la richesse. Quant à Don César, revenu vainqueur de son duel, la foule s’exclame qu’il sera bientôt pendu. Acte II. Lazarille a rejoint Don César dans sa prison. Si le premier pleure beaucoup, le second prend la chose avec beaucoup de philosophie et sans remords. « Un homme, un vieillard… s’est allé porter sur le passage du roi… s’est jeté sous les roues du carrosse… a tendu ses mains tremblantes, et tandis que des larmes éloquentes sillonnaient son visage, a crié à travers ses sanglots : « Grâce pour Don César ! ». C’était mon plus gros créancier. Quant à mes autres fidèles amis, cela leur eût fait tant de peine de me voir ici, que pas un n’est venu ». Voilà qui donne une idée du ton de l’ouvrage. Don José fait son entrée et se propose d’aider Don César fâché d’être pendu comme un vulgaire manant. Don José lui promet le peloton d’exécution, conforme à sa dignité de comte, à condition qu’il accepte au préalable de se marier. Don César accepte, imaginant déjà sa promise comme une duègne peu avenante, mais il s’agit bien entendu de Maritana. Les vœux sont à peine prononcés que l’on entend les coups de feu d’un peloton d’exécution. La nouvelle comtesse s’en va, au bras du ministre, qui se croit débarrassé de Don César. Mais Lazarille a sauvé son sauveur en remplaçant les vraies balles par des balles à blanc. Acte III. Dans le palais de Don César, le Roi se présente comme ce dernier, c’est-à-dire comme l’époux légitime de Maritana. Mais la tentative de séduction est interrompue par l’arrivée du vrai Don César. Le roi ne connait pas le comte, mais celui-ci a été informé par Lazarille que le Roi avait pris sa place. Puisque le Roi prétend être Don César, celui-ci n’hésite pas à se prétendre le Roi ! Le faux roi fait mine de s’étonner de voir Don César vivant, alors qu’il a condamné à mort. Le faux Don César est un peu pris de court : sans doute le Roi a-t-il oublié, mais il a signé la grâce de Don César à 8h (soit une heure après l’exécution, songe Don César). Les deux adversaires se séparent, le Roi étant convaincu d’avoir eu affaire à un fou. Don César demande des explications à Maritana qui se révèle avoir elle aussi été abusée par Don José. Un authentique amour commence est né entre les deux époux de circonstance. Acte IV. Le Roi est revenu aux côtés de Maritana qui sait désormais qu’il n’est pas Don César. Il lui avoue sa passion amoureuse mais est interrompu par Don César. Celui-ci s’est introduit au palais pour demander l’intercession de la Reine, et il a pu entendre Don José dévoiler à celle-ci l’infidélité du Roi. Don César lui a percé le cœur de son épée. Quand la foule entre dans le palais, le Roi ne se démonte pas, et annonce qu’il était venu lui-même annoncer à Don César qu’il l’avait nommé gouverneur de Valence. Don César en profite pour demander le gouvernement de Grenade, encore plus éloignée de Madrid, et l’obtient sans peine. C’est un peu faible pour tenir quatre actes et l’action manque de rebondissements, de situations évolutives, et de cette diversité de sentiments propre à soutenir l’intérêt et à inspirer un compositeur. Certaines pages, musicalement intéressantes, n’ont d’autres fonctions que de remplir l’ouvrage, comme la Ballade aragonnaise qui ouvre l’acte I (et ses paroles immortelles : « La ! la ! la ! la ! la ! la ! la ! Veux-tu ? Le veux-tu ? La ! la ! »), « Dors, ami » (la berceuse de Lazarille au début de l’acte II) où le mot « dors » est répété 18 fois, ou encore la Chanson de Matalobos de Don César qui n’a aucune fonction dramatique. La page la plus inspirée est d’ailleurs le surprenant duo entre Don César et Maritana à la fin de l’acte III où les reproches respectifs laissent progressivement place à un amour réciproque. Dans cette scène, on retrouve alors le génie subtil et sensuel de Massenet. Ailleurs, on appréciera son talent pour les espagnolades, certains morceaux nous rappelant les ballets du Cid, mais en moins inspirés. La partition nous est donnée sans coupure, mais aussi sans aucun des dialogues parlés, au détriment de la compréhension de l’intrigue qu’il est difficile de suivre dans ces conditions (notons que c’était déjà le cas à l’occasion du précédent enregistrement Naxos des Frivolités Parisiennes). L’humour du livret étant essentiellement dans ces dialogues (on en a eu un extrait plus haut), la seule écoute des pages musicales nous laisse initialement perplexe sur le style (comique ou dramatique ?) de l’ouvrage. A défaut de livret, le CD propose en français un résumé, plage par plage, et une introduction à l’opéra, dus à la plume érudite et captivante de Robert Ignatius Letellier.
Laurent Naouri est un Don César idéalement tout en rondeur et en finesse. Le texte est parfaitement articulé et on n’en perd pas un mot. La voix du baryton français est un peu tendue dans certaines pages plus exposées dans l’aigu, plus à l’aise dans les parties centrales et graves. Le chant est parfaitement coloré et le personnage hautement sympathique. La Maritana d’Elsa Dreisig offre pour elle un timbre personnel, une bonne technique et une capacité à varier l’émission (couleur, projection, allègement…) qui témoigne d’une remarquable compréhension du texte et d’une capacité à en illustrer toutes les nuances. Il est dommage que cette compréhension ne puisse être pleinement partagée par l’auditeur : sauf à suivre mot à mot le livret (d’ailleurs non fourni mais disponible en ligne), il est en général impossible de saisir une phrase complète dans ce qui est chanté. Marion Lebègue est un Lazarille d’une grande musicalité, à la bonne diction, au timbre capiteux mais peut-être un peu mature pour le rôle. Dans le rôle du Roi d’Espagne, le chant de Thomas Bettinger s’épanouit dans l’aigu, mais le médium est plutôt instable, ce qui donne un peu l’impression d’entendre deux voix. La diction est tout à fait correcte et le personnage interprété avec sensibilité. Christian Helmer est un Don José de Santarém bien chantant : il est dommage que Massenet n’ait pas jugé bon de lui dédier un air. A la tête de l’excellent Orchestre des Frivolités Parisiennes et des non moins remarquables chœurs de l’Ensemble Aedes, Mathieu Romano offre une direction alerte et vive qui, par sa légèreté et sa précision, donne du relief aux morceaux les moins passionnants (mais toujours plaisants), et rend justice aux pages les plus inspirées. Voilà des Frivolités à prendre au sérieux et dont attendra avec impatience les prochaines productions !